La Tambouille et Nutrichèques : deux projets complémentaires pour mieux manger en Thiérache

Après un aperçu des actions d’El Cagette au cœur de la ville de Roubaix, restons pour ce nouvel article de la série « pépite du grand Tour 2024 » sur les questions d’accès une alimentation saine et durable, cette fois-ci en milieu rural.

Fabien Cartigny, anciennement directeur du centre socioculturel APTAHR (pour Association du Pays de Thiérache Aubenton Hirson Rural) à Saint-Michel dans l’Aisne, revient pour nous sur la genèse de deux projets alimentaires innovants : la création d’une cuisine mobile proposant une petite restauration élaborée à partir de produits locaux et la création de Nutrichèques permettant aux familles précaires d’acheter des aliments directement auprès de producteurs locaux.

Mieux manger en milieu rural, tous ensemble : une thématique de fond sur laquelle travaille l’APTAHR depuis 2020.

Au carrefour d’un territoire, d’un contexte et d’une identité de structure 

Comme le pose d’emblée Fabien Cartigny, « le projet est né dans un contexte post-Covid : c’était un peu table rase et place aux nouvelles opportunités. Sur notre territoire rural, les ressources principales sont l’environnement, en particulier les maraîchers et l’ensemble des producteurs locaux. On est parti·es de ça ! ». Un diagnostic territorial avait préalablement pointé la question de la mauvaise qualité de l’alimentation pour les familles marquées par une certaine précarité. Il était également ressorti une forte demande en termes de convivialité et de lien social, en particulier au sortir des confinements. Enfin, le diagnostic avait permis de constater un certain éloignement des produits alimentaires « bruts », notamment de légumes que les gens ne savent pas comment cuisiner. Parallèlement, Fabien avait observé que des financements publics sur la thématique de l’alimentation commençaient à apparaître…

L’équipe du centre social s’empare donc de ce contexte et élabore un projet en mêlant une démarche d’animation sociale et une forte dimension ESS. Comme l’explique Fabien, « on sait, dans les centres sociaux, que la cuisine a un fort potentiel d’attractivité pour tous les publics, ça contribue souvent à lisser les différences, à rassembler. » De plus, il existe chez APTAHR une tradition d’itinérance pour couvrir un vaste territoire : « Aller vers les habitant·es est une tradition dans ce centre social. Quand il est né dans les années 80, il n’y avait pas de lieu fixe, toutes les actions étaient mobiles, les équipes se déplaçaient au cœur des villages. »

Cuisiner des produits locaux entre habitant·es : quand la corvée de légumes devient support de lien social !

Cuisine + producteurs locaux + itinérance + lien social : l’équation ainsi posée donne logiquement naissance à une cuisine mobile au sein d’un camion aménagé. Les habitant·es décident de le baptiser « La tambouille ». S’agit-il d’un food truck ? « Pas tout à fait », précise Fabien, « car nous ne sommes pas dans l’offre traditionnelle de type frites et burgers. L’idée est vraiment de travailler avec les familles des propositions gourmandes à base de produits locaux et de saison, en nous fournissant chez les producteurs locaux. On porte le message du bien manger à travers cet outil et on essaie de réinjecter les moyens que l’on obtient dans l’économie locale. »

La Tambouille : un outil au service du bien manger et du lien social

Évidemment, cet outil n’est pas né en un jour. Il a fallu 18 mois de gestation pour rassembler les financements nécessaires, concevoir la cuisine mobile avec une entreprise spécialisée et penser le fonctionnement opérationnel du dispositif avec et pour les habitant·es. Par exemple le choix a été fait de privilégier un équipement de cuisine relativement simple au sein du camion, afin que les outils proposés soient également présents dans les foyers, permettant de répliquer facilement les recettes apprises.

Fabien explique : « Évidemment, il y a des contraintes liées à ce type d’outil : la logistique des déplacements avec un véhicule lourd, les règles sanitaires liées à la cuisine nécessitant un certain encadrement, la gestion du matériel sur le long terme… Tous ces freins ont été levés un à un, notamment grâce aux ressources humaines mises à disposition par l’APTAHR sur ce projet. » Un poste de cuisiner/diététicien/animateur est notamment créé afin d’accompagner les habitant·es bénévoles dans l’élaboration et la réalisation des plats proposés. Après de 18 mois de CDD, ce dernier a pu se transformer un CDI « car une grande partie de la faisabilité du projet repose sur ses compétences hybrides », reconnaît Fabien.

Support aux apprentissages culinaires autour d’une alimentation plus saine, « La Tambouille » peut s’implanter quelques jours sur un lieu stratégique ou s’inscrire dans les propositions événementielles plus ponctuelles du territoire. En permettant la vente, la cuisine mobile est également une manière pour les bénévoles de développer l’auto-financement, par exemple pour mettre en place des séjours et autres projets collectifs.

La cuisine mobile a également une vocation pédagogique en direction des enfants du territoire. À ce titre, elle a tourné dans les différents écoles et accueils de loisir. « Il y a eu toute une série d’actions autour du petit déjeuner, afin de sensibiliser les enfants à l’équilibre alimentaire. L’outil suscite facilement leur curiosité et leur enthousiasme : les enfants sont contents de monter dans le camion… et ensuite ils et elles sont sans doute plus réceptif·ves aux notions diététiques que l’on essaie de faire passer », commente Fabien.

Embarquer les enfants vers une alimentation équilibrée : l’un des multiples usages de La Tambouille !

Le succès est au rendez-vous : « en 2024, pour sa troisième année d’utilisation, La Tambouille était très occupée du mois de mai à la mi-octobre. On avait même davantage de sollicitations de prestations que l’on ne pouvait en traiter !». Si l’idée de créer un projet d’insertion autour de l’outil émerge, la piste ne sera finalement pas suivie. « Il y avait du potentiel et un enjeu fort à hybrider les ressources du projet, mais en tant que centre social, l’APTAHR se voyait davantage dans l’animation que dans l’insertion professionnelle qui n’est pas – ou pas encore – dans l’ADN de la structure » commente Fabien. Il ajoute : « La force de ce projet est vraiment dans sa capacité à aller vers les gens, à créer de la mixité sociale et à soutenir les producteur·ices locaux. »

Aller plus loin dans l’accès à une alimentation saine et locale pour tous·tes avec les Nutrichèques

Fin 2022, dans le cadre de l’appel à projets « Mieux manger pour Tous », Fabien et l’équipe du centre social dégainent un second projet alimentaire, cette fois plus spécifiquement à destination des familles les plus démunies : les Nutrichèques. Fabien raconte : « L’idée a été co-construite sur le temps long, toujours à partir de cette envie de contribuer à faire fonctionner le circuit économique local. On a imaginé proposer des chèques alimentaires pour les familles précaires à dépenser auprès de producteur·ices agréés. » L’APTAHR travaille alors avec ses partenaires, notamment la DREETS des Hauts-de-France, une association de maraîchers et le Plan Alimentaire Territorial (PAT), pour établir les conditions de cet agrément autour d’une charte. « Ce n’est pas forcément que du BIO », explique Fabien, « mais les Nutrichèques donnent accès à une multitude d’aliments bruts produits sur le territoire de manière raisonnée ». Les Nutrichèques s’appliquent à hauteur de 80% de l’achat, laissant aux familles un reste à charge de 20% du prix.

Atelier cuisine au centre social : se réapproprier la matière première que sont les aliments bruts, un préalable pour manger mieux !

Conditionné à de faibles revenus (ménages ayant un coefficient familial inférieur à 900 euros), l’accès aux Nutrichèques est également conditionné à la participation des bénéficiaires à des ateliers collectifs. « On s’est aperçu que cette étape était nécessaire pour que l’aide prenne sens et que les personnes se réapproprient des savoirs culinaires pour préparer les produits agréés » relate Fabien. « C’est une offre assez large et souple, qui va des ateliers de cuisine et de lecture d’étiquettes à des sorties apprenantes : l’idée est de permettre aux familles de s’impliquer dans une démarche participative très ouverte. » Grâce au soutien de la Fondation de France, Marion Honoré coach en alimentation durable est par exemple intervenue auprès des équipes et des usager·es du centre social afin de transmettre son « approche pratique et pragmatique d’une alimentation bonne à la fois pour la santé et l’environnement », tout en restant adaptée aux besoins et envies des personnes.

Revenant sur l’accueil du projet, Fabien se souvient de quelques difficultés au démarrage : « Il n’est jamais simple de mettre tout le monde autour de la table, surtout en milieu rural. Il a d’abord fallu convaincre les maraîcher·es du fait que, bien que la démarche soit sociale, il ne s’agit pas de récupérer leurs invendus ou de négocier leurs prix : au contraire, le but est de permettre aux familles de payer leurs produits au juste prix. Une fois qu’ils et elles ont compris et adhéré, il a fallu toucher les travailleur·ses sociaux afin qu’il et elles prescrivent le service et orientent les personnes concernées. En effet, ce sont ces professionnel·les qui ont la connaissance fine des ressources des familles… »

Pour faciliter la dimension opérationnelle du projet, qui n’est pas sans complexités comptables, une application est créée avec des QR codes à scanner chez les producteur·ices agréés. Les familles avancent l’argent et les Nutrichèques donnent ensuite lieu à un remboursement rapide par le centre social qui tient un tableau de bord.

Cuisiner des légumes locaux quel que soit son budget ? Avec les Nutrichèques, c’est possible !

Une trentaine de ménages, représentant environ 80 personnes souvent déjà adhérentes du centre social, bénéficient déjà du dispositif. Mais Fabien admet qu’il aurait aimé en toucher davantage. « Je pense que nous n’avons pas su convaincre réellement les travailleur·ses sociaux, on aurait dû prendre davantage de temps pour ça. Ils et elles ont eu du mal à s’approprier le projet alors que leurs prescriptions étaient au cœur du dispositif. » Avec le recul, Fabien observe un autre point d’amélioration dans le fonctionnement du dispositif : « Nous aurions dû nous appuyer davantage sur la dimension collective du projet en créant des sessions de groupes d’habitant·es plutôt que des entrées au fil de l’eau : le collectif est essentiel pour que les gens s’impliquent vraiment dans le dispositif…»

Le caractère innovant du projet en fait donc à la fois sa force et sa fragilité, comme le commente l’ancien directeur : « Finalement, avec les Nutrichèques on était un peu entre la monnaie locale complémentaire et la sécurité sociale alimentaire (SSA), en mode circuit court. Ce sont des principes assez nouveaux, encore méconnus sur le territoire, il faut du temps pour que ça infuse ! »

L’innovation sociale : un véritable travail d’équipe au montage complexe

Malgré ces limites, les deux projets alimentaires portés par l’APTAHR peuvent être considérés comme de vraies pépites d’innovation sociale au service du territoire. Fabien analyse : « On a rencontré un peu de scepticisme au début, mais le fait de nous lancer sur la question de l’alimentation assez tôt nous a finalement permis de développer une identité plus spécifique et nous a valu une certaine reconnaissance, sur le territoire et même au-delà ! ».

Pour Fabien, si le contexte post-Covid a été « une fenêtre favorable » en termes de moyens (par exemple avec le dispositif France Relance), la réussite de ces initiatives est avant tout le fruit d’un travail d’équipe. Une meilleure alimentation pour tous·tes est ainsi devenu la thématique transversale du centre socioculturel, impliquant tous les secteurs, jusqu’à la comptabilité. L’équipe est d’ailleurs passée de 6 à 11 personnes au cours de ces cinq dernières années.

Bien manger, une thématique transversale qui réunit les équipes de l’APTAHR… et les habitant·es !

Avec enthousiasme, Fabien revient sur le lancement des projets : « L’équipe était agile et avait une forte inscription dans le milieu associatif local. Beaucoup de personnes savaient ce que c’était, avaient grandi dedans. Pour moi, ça, c’est une ressource inestimable ! Car derrière c’est un réflexe d’engagement :  ils et elles savent ce qu’il faut donner pour que les projets tournent, mais aussi ce que ça apporte, humainement. Il y avait cette posture, cette envie commune de faire bouger les lignes. ».

Outre ces deux projets alimentaires, Fabien et ses équipes ont également travaillé à l’émergence d’un tiers-lieu, La Maison commune, avec le concours de la Région Hauts de France : « Il s’agit d’une vraie maison, avec un petit jardin. L’idée est de forger une dynamique intergénérationnelle et d’en faire vraiment la propriété des habitant·es pour qu’il s’y passe des ateliers un peu en auto-gestion, sans forcément la présence de salarié·es du centre social ». Si le projet est encore en cours de maturation, il s’inscrit déjà dans un réseau local, prêt à se nourrir des expériences d’autres lieux ruraux.

« Bien sûr, tout ne se fait pas avec facilité et sans heurts », concède Fabien : « ces projets, qui remettent vraiment la participation des habitant·es au centre, bousculent un peu les pratiques, les rénovent… il peut aussi y avoir des résistances et, sur le long terme, de l’essoufflement… » C’est ainsi que lui-même quitte la direction de l’APTAHR à la fin de l’année 2024 estimant « être arrivé au bout d’un cycle ».

Aujourd’hui directeur du centre social et culturel E. Bantigny à Landrecies, Fabien n’espère qu’une chose pour l’ensemble des projets qu’il a largement contribué à impulser en Thiérache : que les dynamiques se pérennisent ! Pour cela, renforcer l’acculturation des habitant·es, des équipes, des partenaires et des financeurs aux modèles hybrides demeure un chantier de fond au long cours… Mais plus concrètement, « le challenge, c’est de renouveler les subventions qui ont permis d’alimenter ces projets. Perdre des financements, c’est fragiliser les ressources humaines qui sont indispensables ! Le montage est complexe, c’est une articulation entre différents financeurs aux temporalités et aux exigences parfois différentes… Un travail harassant, en soi… » reconnaît Fabien avant d’ajouter dans un sourire : « Mais… c’est possible ! ».

Crédits : APTAHR pour l’ensemble des photos.