D’un groupement d’achats à une caisse de Sécurité Sociale Alimentaire : avec El’Cagette, la mixité sociale est dans l’assiette !
Finie la mal-bouffe et la corvée du supermarché ! El’Cagette, magasin participatif à Roubaix, se fait support de rencontres humaines autour du bien manger. Promouvoir l’accès à une alimentation digne, saine et choisie, voilà le leitmotiv qui guide l’association depuis ses débuts en 2016. Le projet s’est hybridé au fil du temps, accueillant bien d’autres initiatives citoyennes et conviviales au gré des propositions des membres (cantine, repair café, ateliers vélo ou couture, Festival du pain…). Après une période mouvementée, l’association a acquis en juin 2024 les locaux d’une ancienne école, rue Descartes, grâce à une généreuse mobilisation collective.
Militant avant tout, le collectif anime depuis quelques années un réseau local qui travaille à la création d’une caisse de sécurité sociale alimentaire roubaisienne… Un projet parfaitement cohérent avec la raison d’être et l’histoire de ce lieu.
Du groupement d’achats entre voisin·nes…

Entrer chez El’Cagette, c’est découvrir un monde parallèle dans lequel on fait ses courses avec plaisir en discutant avec les gens que l’on croise, dans lequel chaque étal de produits – bio et/ou locaux – est le fruit d’une rencontre avec ses producteur·ices, dans lequel bénévoles et salarié·es s’affairent ensemble dans la bonne humeur tandis que les enfants jouent dans la cour et que des groupes de travail proposent de nouveaux projets… Derrière ce cadre idyllique, ce sont des années de travail collectif acharné pour faire vivre et grandir le projet sans jamais
Créé en 2016 par des citoyen·nes de Roubaix, avec le soutien de l’Université populaire et citoyenne (UPC), El’Cagette est d’abord un groupement d’achats né de rencontres informelles. Anne Macou-Lescieux, coordinatrice à l’initiative du projet, relate : « C’est tout simplement parti de l’envie d’être acteurs et actrices de notre santé. L’alimentation fait partie des problématiques qui reviennent souvent à Roubaix, juste derrière celles du logement et de l’emploi. En plus, il y a eu dans ces années-là différents scandales sanitaires qui ont mis en lumière le manque de contrôle sur nos assiettes. Les gens entendaient davantage parler des pesticides aussi, ça les préoccupait. Nous avons à Roubaix une tradition de jardins ouvriers qui fait que les gens ont quand même un rapport à l’agriculture ».
Pour autant, Anne ne se leurre pas quant aux réalités et aux représentations des milieux populaires qui caractérisent le territoire : « L’alimentation bio est souvent assimilée à un truc de bobos… beaucoup de gens ne se sentent pas concernés a priori. Il n’y avait pas beaucoup d’offre bio à Roubaix, ou bien à des prix beaucoup trop élevés ».
… au supermarché participatif roubaisien
Face à ce constat, l’idée de départ est celle du « petit pas » afin de permettre l’accès à des produits alimentaires de bonne qualité à moindre frais, ou du moins à un faible surcoût. Achat en gros, réduction des intermédiaires, conditionnement en grands volumes, circuit-court, transports citoyen·nes avec le « Blabla Pommes », récupération… Tous les moyens sont bons pour faire des économies sans lésiner ni sur la qualité des produits ni sur la rémunération des producteur·ices.
« On a commencé dans mon couloir avec des voisin·nes, des militant·es de l’UPC, des gens du réseau qui s’intéressaient à leur santé » se remémore Anne, « et de manière très expérimentale, de fil en aiguille, au gré des rencontres avec les producteur·ices, l’offre s’est développée et on est devenu un petit supermarché avec du frais, du sec, des boissons, des produits cosmétiques, etc. ».

L’offre d’El Cagette s’est tellement diversifiée que cela a nécessité la création d’une charte des produits… qui n’en finit pas de susciter les débats internes : « Viande ou pas viande, bananes ou pas, café ou chicoré ? » résume Anne dans un sourire. Derrière les choix a priori prosaïques, la question de fond est clairement politique : faut-il répondre autrement aux habitudes de consommation des adhérent·es ou chercher à défendre une cohérence plus radicale face à l’urgence climatique ? Pour Anne, le débat n’est pas tranché mais la ligne de conduite reste claire : « Les petits pas ! Cuisiner la viande d’un petit producteur local, c’est déjà mieux que de manger la viande industrielle d’un plat préparé… Notre idée c’est de privilégier le circuit court autant que possible, le bio autant que possible, le local autant que possible ».
En avril 2018, le mouvement devient une association loi 1901, membre du mouvement « Roubaix en transition ».
Un lieu de mixité sociale
Dès le départ, le groupe relie le bien manger et la question de la transition écologique à celle d’une transition sociale juste. Anne explique : « On avait des sensibilités variables mais personne ne voulait créer une niche regroupant uniquement des personnes déjà sensibilisées au sujet. La question sociale, on ne peut pas l’éviter ici ! L’alimentation reste trop souvent la variable d’ajustement quand on a du mal à boucler les fins de mois. Or les effets nocifs de la précarité sur la santé sont bien documentés… Le projet c’est vraiment d’aller vers tout le monde, de proposer le premier pas qui va peut-être amener les suivants, en essayant de ne pas polariser une société qui l’est déjà de plus en plus. Notre but est de faciliter l’accès à des produits de qualité pour tous·tes, par le simple fait de nous regrouper ».

Au cœur de la viabilité du projet : le bénévolat. El’Cagette fait le choix d’inciter à la participation, sans rendre celle-ci obligatoire. Anne commente : « On n’oblige pas, mais du coup pour que cela fonctionne, on doit inciter et faire vivre la participation des adhérent·es. Il faut du temps et des compétences particulières d’animation et de travail social pour ça… On essaie vraiment de favoriser l’engagement citoyen, de soutenir les prises d’initiatives. Notre idée est de faire sentir aux gens que l’on fait partie d’un commun ». Derrière ce fonctionnement, les valeurs du projet s’incarnent quotidiennement : « Il y a plein d’effets induits qui sont chouettes, en particulier les rencontres, le lien social. Ça compte beaucoup, tout autant que bien manger. Pour nous les deux sujets sont vraiment reliés, d’où notre raison d’être : nourrir l’humain, tisser des liens » synthétise Anne.
L’attention envers les foyers précaires est au cœur du projet. El’Cagette s’inscrit comme point relais du dispositif P.A.N.I.E.R.S (Pour l’Accès à une Nourriture Inclusive, Écologique, Régionale et Solidaire) proposé par Bio en Hauts-de-France, le Réseau des AMAP et Les Jardins de Cocagne. Ce dispositif régional propose de lever les freins à l’alimentation durable en distribuant des paniers de produits bio et locaux à moindre prix aux personnes en situation de précarité alimentaire. Anne rappelle que le projet permet aussi aux personnes des classes moyennes de s’impliquer et de trouver des initiatives qui les attachent à un territoire que cette catégorie sociale peut parfois avoir tendance à fuir. Lucide, elle avance : « La mixité ça reste une utopie, ça ne se décrète pas… Mais merde, essayons ! »
Un lieu hybride qui cherche son toit
Au fil des ans, El’Cagette grandit et diversifie ses activités au gré des propositions des membres et des opportunités de locaux. « La base de projet c’est le magasin » indique Anne, « mais l’envie d’hybrider est apparue au fil de l’eau : une cantine – La Marmite – est née pour éviter les pertes, un atelier de réparation de vélos est né suite à des roues crevées, un repair café a émergé suite à des pannes et parce que comme le disent les gens : c’est dommage de jeter… ».
La principale difficulté d’El’Cagette est de trouver des lieux capables d’accueillir le projet. Il y a d’abord un garage prêté par un habitant, puis la mise à disposition d’un espace par la Croix-Rouge et enfin un grand atelier loué rue de la Providence à partir de novembre 2021. « C’était un lieu qui avait une âme. C’est là que sont nés les ateliers couture, santé et alimentation… » se souvient Anne. Jusqu’à ce qu’un malheureux incendie se déclare en juin 2023 et ravage le lieu.
Suite à l’incendie, une mobilisation inespérée se met en place. Anne raconte : « Le soir même il y avait 200 personnes dans le jardin, à côté du local, pour nous dire qu’il ne fallait pas que ça s’arrête. Dans les jours qui ont suivi, la Marmite a maintenu un repas à la Ferme Urbaine du Trichon qui était déjà prévu, l’atelier vélo s’est déroulé en plein air. Le samedi suivant, nous avons décidé de continuer la distribution hors-les-murs, dans l’espace public. Les gens sont venus, ils et elles ont continué à acheter. On a reçu plein de témoignages de sympathie, y compris d’habitant·es qui ne venaient pas forcément, mais qui voyaient qu’il y avait une belle dynamique dans leur quartier et qui ne voulait pas que ça s’arrête. » Le Secours catholique prête à El’Cagette une cour pour l’été, mais des travaux doivent y démarrer à la rentrée. De nouveau, le projet cherche son nid et se heurte à la difficulté de trouver des locaux adaptés à Roubaix. « Et puis – hasard ou alignement des planètes – il y a eu cette école à vendre ».
Un lieu résilient
De l’avis général, ce lieu serait idéal pour l’association, mais il parait de prime abord inaccessible. « En tant que bonne ménagère je me disais basiquement : quand on n’a pas de sous, on n’achète pas ! » raconte Anne. « Mais le trésorier de l’asso nous a dit qu’il avait un peu d’argent de côté et qu’il préférait prêter ses sous à El’Cagette plutôt qu’à la banque… et il a pensé que ce serait peut-être pareil pour d’autres personnes. » D’abord sceptiques, Anne et le conseil d’administration décident d’envoyer un mail aux adhérent·es de l’association « pour voir ». Essai récompensé : en 15 jours, El’Cagette reçoit 420 000 euros de promesses de prêt !

Finalement, ce seront 170 prêteur·ices et 20 donateur·ices qui permettront à l’association d’acheter l’école « en direct » et de s’y installer en octobre 2024, non sans avoir dû affronter quelques complications administratives, levées les unes après les autres. Anne s’enthousiasme : « C’était un moment incroyable ! Puissant et très énergivore à la fois… Là on a compris qu’il y avait un truc qui se passait… qu’il fallait qu’on assure ! L’incendie avait vraiment touché les gens et la solidarité, à Roubaix, c’est quand même une réalité. Et puis l’alimentation, ça comporte à la fois une dimension sociale, culturelle, environnementale… et conviviale ! C’est ce qui relie les gens. »
Dans ce nouveau lieu, dont l’étage est en partie loué à d’autres structures, de nouveaux projets émergent via des petits groupes de volontaires : cantine tous les jeudis, revente de livres d’occasion, végétalisation de la cour, ouverture d’un 2ème créneau hebdomadaire de l’atelier couture… Pour traduire cette diversité, le lieu prend le nom de « El’Cagette et Compagnie ». Anne résume avec humilité : « Il se passe plein de choses chouettes… mais il y a plein d’imperfections aussi ! On n’est pas irréprochables, on est sans cesse dans des grands écarts… Mais il y a, je crois, beaucoup de bienveillance et d’entraide entre les gens ».
Aujourd’hui, El’Cagette ce sont 560 familles adhérentes, 4 salarié·es (3,5 équivalent temps plein) et l’embauche très récente d’une nouvelle personne dans le cadre d’un projet phare : la SSA, pour Sécurité Sociale Alimentaire.

Vers une caisse roubaisienne de Sécurité Sociale Alimentaire (SSA) ?
La sécurité sociale alimentaire est un mode d’accès à l’alimentation de qualité pour tous·tes, pensé sur le modèle de notre sécurité sociale de santé. Un mouvement prônant la démocratie alimentaire existe à l’échelle nationale et référence différentes initiatives locales. Universalité, financement basé sur la cotisation sociale et conventionnement organisé démocratiquement sont présentés comme les trois piliers clés du modèle qui invite à repenser totalement le secteur de l’aide alimentaire. Anne traduit : « L’idée est celle d’un groupe qui se met d’accord pour créer un fonds permettant de se nourrir dignement. Le principe c’est : cotiser selon ses moyens, bénéficier selon ses besoins. »
Amorcé avant l’incendie du précédent local suite à l’obtention d’une subvention via l’appel à projet « Mieux manger pour tous », le dispositif, mis en pause durant quelques mois, a été relancé en octobre 2024. Réunissant une trentaine de partenaires du territoire (CCAS, centres sociaux, banques alimentaires, fournisseur·ses, producteur·ices, jardinier·es urbain·es, restaurant social, association Bio en Hauts-de-France, etc.), le comité de pilotage se réunit chaque mois.
Pour El’Cagette, le fait d’impulser puis d’animer cette dynamique est apparu comme un prolongement logique : « La question de l’état de notre système alimentaire est derrière tous nos projets. L’aide alimentaire, si elle reste indispensable, c’est quand même le don d’invendus, voire de rebus, ce n’est pas toujours digne malgré le boulot admirable des bénévoles. Pour nous, la dignité c’est d’abord le fait de pouvoir choisir ce que l’on mange et le fait d’accéder à des produits sains. Une alimentation digne respecte à la fois la santé des gens, le boulot des producteur·ices et l’environnement. Alors on s’est demandé : qu’est-ce que l’on peut faire de plus ? Comment envisager l’alimentation comme un système sur lequel on peut reprendre la main ? »
Inventer une SSA “made in Roubaix”
Les modalités concrètes de la mise en œuvre des projets de sécurité sociale alimentaire varient selon les territoires : monnaie complémentaire attribuée à tous·tes ou à certaines familles en fonction de leurs revenus, tarifications différenciées, remboursements après achats… valables pour certains produits chez des commerçant·es et producteur·ices conventionné·es. Et à Roubaix ?

« On n’en est pas encore là ! », tempère Anne, « pour le moment, il s’agit de mettre les acteurs du système autour de la table pour se former ensemble, comprendre les enjeux, partager les constats et mieux se connaître. C’est le préalable pour peut-être, ensuite, agir ensemble ». Si des initiatives déjà en place ont pu être visitées ou observées pour inspiration (à Montpellier, Saint-Etienne ou encore Dieu-le-Fit, par exemple) l’idée n’est pas forcément de copier un modèle existant, comme l’exprime Anne : « On peut s’inspirer, mais ensuite il faut regarder comment nous, à Roubaix, on peut créer des choses adaptées, trouver des alternatives. Ici on a près de la moitié de la population sous le seuil de pauvreté… forcément il faut réfléchir un système en fonction de ce contexte. »
Pour Anne, le premier combat à mener consiste à faire reconnaître le caractère structurant de la question de l’alimentation, y compris à certains partenaires et habitant·es du territoire. Ancienne travailleuse sociale, Anne appréhende très bien cette réalité : « Les gens ici ont plein de soucis : logement, enfants, pauvreté… L’alimentation n’apparaît pas toujours comme prioritaire. Cela se comprend… Et en même temps mieux manger est lié aux enjeux de santé, notamment de santé mentale, qui nous permettent de mieux affronter les autres problèmes ! L’alimentation, c’est un droit pour tous·tes, ce n’est pas un sujet de privilégié·e. »

Quand les structures auront bâti l’intelligence collective nécessaire à l’ingénierie du projet, l’objectif sera d’aller vers les citoyen·nes pour définir une démarche collective. « Il s’agira de réfléchir aux conditions d’accès à la Caisse, aux produits conventionnés, aux logiques et aux règles que l’on se donne. » Vaste chantier en perspective ! « Oui, mais on ne part pas de rien », précise Anne « on a déjà un groupe « petit budget » qui réfléchit aux questions d’accessibilité, on a les adhérent·es qui bénéficient du dispositif P.A.N.I.E.R.S et on aimerait ouvrir à davantage de personnes. On a aussi développé au fil des ans tout un travail de sensibilisation sur ces questions avec des événements, des rencontres, des ciné-débats, des ateliers, un journal… ».
Très attendu, le coordinateur du projet a rejoint l’équipe d’El’Cagette le 17 mars 2025. Bien impliqué dans le sujet, ce dernier se montre très motivé par sa nouvelle mission. La suite reste donc à écrire avec les habitant·es, « et peut-être que ça ne donnera pas du tout ce que l’on a prévu ! », se réjouit Anne.