Le tonneau filtrant de Badinage Artistique / Les vergers de la Cailleuse : fruit de toute l’histoire de l’écolieu culturel

Lorsqu’il crée l’association Badinage Artistique en 2007 à Lille, l’artiste de cirque Renaud Gras ne se doute pas que le projet le mènera, quelques années plus tard, à fonder un écolieu situé à 120 km de là, au village de La Vallée-au-Blé, en Thiérache, dans l’Aisne. Depuis 2022, l’association développe un tiers-lieu mêlant école de cirque, éducation à l’environnement et démocratie participative au sein d’un espace de vie sociale (EVS). Impulsée par le Conseil des enfants issu de cette dynamique, la fabrication d’un tonneau filtrant destiné à fournir de l’eau potable « zéro déchet » lors des événements festifs du territoire est un commun au carrefour des différentes valeurs et actions de l’association. Mais pour comprendre l’histoire de ce tonneau, il faut d’abord revenir à celle de l’asso !

Quand trajectoire personnelle et trajectoire associative s’entremêlent…

Renaud Gras est jongleur professionnel, spécialiste du diabolo. Formé en tant qu’animateur puis professeur de cirque, il se revendique depuis toujours de l’éducation populaire comme de l’économie sociale et solidaire. Convaincu que les arts circassiens peuvent être de puissants vecteurs de développement social, Renaud crée Badinage Artistique en 2007.
L’association propose des ateliers et stages de cirque ainsi que la création-diffusion de spectacles. En prime, l’association invente en 2012 un musée itinérant du diabolo. À partir de 2015, Badinage Artistique pose ses valises dans un quartier prioritaire de Tourcoing et se déploie en une véritable école de cirque, employant jusque 10 salarié·es et touchant plus de 200 élèves et de nombreux partenaires du secteur social. Un rapprochement puis une fusion-absorption de l’association Prima Porta, rassemblant des clowns éducatifs soutenus par l’ARS (Agence régionale de Santé), ouvre peu à peu le projet de Badinage Artistique sur les questions de bien-être et de développement durable.

En 2019, suite à une blessure, Renaud entame une conversion personnelle et professionnelle. Prenant son « grand virage écolo », il se lance dans une formation de paysan maraîcher bio. Il s’intéresse aussi à la botanique et aux plantes sauvages. Toujours féru de partage et de transmission, c’est tout naturellement qu’il se tourne vers l’éducation à l’environnement. Le besoin d’espace et l’envie de se mettre au vert ne tardent pas à se faire sentir… En 2020, Renaud et sa famille s’installent en Thiérache, au village de La Vallée-au-Blé. Leur nouvelle maison se situe sur un terrain de quelques hectares comportant une forêt et des vergers. Dès lors, Renaud va chercher à concilier ses deux sujets-passion : les pratiques artistiques et la sensibilisation à l’environnement.

Culture ou Nature : pourquoi choisir ?

Du côté de Tourcoing, les temps post-Covid sont difficiles. L’activité de l’association a été totalement stoppée pendant le confinement et tarde à redémarrer dans de bonnes conditions. L’accès aux bâtiments municipaux dans lesquels Badinage Artistique a posé son chapiteau est trop contraignant et limité. Le décès soudain d’une personne clé de l’association semble venir marquer la fin d’une période.

Peu à peu, Renaud et le C.A de l’association Badinage Artistique recentrent le projet sur La Vallée-au-Blé. Bénédicte, l’épouse de Renaud, assistante sociale de profession, est trésorière de l’association depuis 2012 (comptabilité, gestion paie, congés…). Depuis l’arrivée de la famille en Thiérache, elle participe activement au renouveau de l’association. Le terrain que le couple a acheté semble en effet en mesure de pouvoir accueillir ce qui pourrait devenir un écolieu artistique en milieu rural… L’association met en place un DLA (Dispositif Local d’Accompagnement) pour prendre le virage plus sereinement et permettre de dissocier plus clairement le projet familial du projet associatif, notamment à travers la mise en place d’un commodat (ou prêt à usage).

En 2022, le tournant est pris et toutes les activités de Badinage Artistique se relocalisent sur le site, au lieu-dit des Vergers de la Cailleuse. Les actions se structurent dès lors en 4 pôles :

• Un espace de vie sociale (EVS) agrémenté par la CAF qui développe des projets avec les habitant·es, favorisant la démocratie participative, la solidarité, la parentalité et l’accès au droit.
• Un projet d’éducation artistique et culturelle (EAC) via un chapiteau accueillant des cours et stages de cirque, de danse et de théâtre, mais aussi des résidences artistiques et la programmation de spectacles.
• Une micro-ferme en agroécologie et un atelier de construction bois, supports des actions de sensibilisation à la biodiversité et aux pratiques de jardinage et d’alimentation respectueuses de l’environnement.
• Un réseau d’acteur·ices locaux accompagnant l’émergence de projets et mettant notamment en œuvre un compagnonnage aux porteur·ses d’envies de tiers-lieux.
  

Se faire une place au village : un tiers-lieu en milieu rural

Face à ce projet polymorphe et ambitieux, quel a été l’accueil des habitant·es de La Vallée-au-Blé ? Renaud raconte : « Ces thématiques sont encore assez peu développées en milieu rural. Certaines personnes n’attendaient que ça et sont tout de suite venues vers nous… mais d’autres ont mis plus de temps à situer le projet. On a dû trouver les chemins qui permettent de toucher les habitant·es, c’est une découverte réciproque. »
Renaud ajoute : « Si le cirque a un côté ludique et rassembleur, les attentes portaient parfois sur un cirque assez traditionnel, ce qui n’est pas du tout notre orientation. Tout en affirmant notre identité, il a fallu adapter certaines propositions au territoire et ajuster notre communication. Par exemple le fait d’installer quelques animaux à la ferme a rendu le lieu plus attractif pour les familles. Mais nos animaux ne sont pas pour autant envisagés comme un élevage ou comme des attractions au sein du cirque : ils permettent l’écopâturage et servent de supports pédagogiques pour nos ateliers de sensibilisation. Nous restons très
attentifs au bien-être animal. »

Pour s’inscrire sur ce territoire rural, une belle porte d’entrée a été celle des établissements sociaux-éducatifs : écoles maternelles et primaires des villages, IME (institut médico-éducatif), maisons de retraite… L’équipe accueille des groupes sur site et se déplace partout pour proposer des ateliers, fabriquant avec les différents publics composts, nichoirs et autres bacs potagers.

L’école de La Vallée-au-Blé et son association des parents d’élèves (APE) deviennent vite des alliées particulièrement impliquées sur les questions de développement durable. C’est principalement via cette source que l’espace de vie sociale parvient à mobiliser une quinzaine d’enfants et adolescent·es pour créer un Conseil des enfants. Ensemble, ils et elles lancent des tas de projets, cités ici dans le désordre : interviews d’élu·es locaux sur le développement durable, chantier participatif de construction d’une mare, production et distribution de graines à partir d’anciennes semences locales, collecte de haies taillées via
une calèche tractée par un âne puis fabrication de haies sèches sur l’écolieu…

En 2024, ayant planché sur le thème de la coopération et convaincu·es à leur tour que l’artistique peut favoriser la sensibilisation à l’environnement, les enfants proposent la création d’un écofestival mêlant programmation artistique et ateliers sur l’environnement. Très vite, les enfants se mettent d’accord avec l’équipe pédagogique de l’école et l’APE pour créer un événement commun sur 2 jours, fusionnant la Fête de la musique et la traditionnelle kermesse scolaire. C’est ici que le tonneau filtrant apparaît !

Plus qu’un tonneau filtrant : un commun, un aboutissement 

En effet, dans le cadre de leur projet, les enfants prennent connaissance de la charte des événements écoresponsables, en lien direct avec les Objectifs de Développement Durable (ODD). Limiter la consommation d’eau et l’utilisation de plastique jetable est l’un des points clés dont se saisissent les enfants. S’il y a évidemment la création d’écocups, c’est l’utilisation de bouteilles d’eau en plastique qui est ensuite questionnée… Comment éviter un tel gâchis ? D’autant plus que les enfants ont fabriqué leurs propres sirops qu’ils et elles espèrent bien vendre et consommer lors de l’écofestival… C’est alors que l’idée d’un tonneau commun émerge.

Renaud raconte : « C’est un habitant qui nous a donné un vieux tonneau. Un système de filtrage y a été installé, tout simplement. À terme, on pourrait envisager de récupérer de l’eau, mais pour le moment le tonneau est raccordé à l’eau courante, via un robinet. » Exit les bouteilles en plastique polluantes et payantes ! Par ce système, l’eau est mise à disposition de tous·tes gratuitement lors de l’événement.

Voilà pourquoi ce tonneau, l’air de rien, devient emblématique des actions de Badinage Artistique. Renaud résume : « Il est né de manière citoyenne, suite à la sensibilisation des enfants aux questions de développement durable. Il trouve sa place dans le cadre événementiel et festif que l’on promeut via le cirque. Et aujourd’hui, il donne lieu à de la mutualisation… C’est un bel exemple de coopération qui aboutit à quelque chose de concret. Maintenant, le tonneau filtrant est prêté lors des différents événements organisés par nos partenaires. » Et avec ce commun, les idées écoresponsables font leur chemin dans les esprits…

Jongler entre les projets pour fédérer toujours plus en Thiérache

Évidemment, l’aventure polymorphe de Badinage Artistique ne s’arrête pas là. Si Renaud a porté le projet seul durant les deux premières années suivant son arrivée dans l’Aisne, l’association a depuis recruté des personnes issues du territoire. L’équipe se compose actuellement de quatre salarié·es qui renforcent la proximité avec les habitant·es. L’idée est de continuer à développer toujours plus la complémentarité entre les approches culturelles, écologiques et citoyennes. Par exemple, dans le cadre de l’opération régionale « Jardins en Scène », l’association a récemment programmé des spectacles de cirque contemporain en plein air, dans des espaces naturels du territoire.

Pour finir, Renaud présente le dernier projet en date de l’association : une création artistique collective doublée d’une recherche-action à partir d’un corpus alimenté par les témoignages d’habitant·es du Thiérache. Le thème proposé est celui de la construction des jeunes filles et des femmes thiérachiennes. Renaud explique : « Pour le moment, nous avons réuni 44 personnes de toutes catégories sociales, parmi lesquelles des enfants et des adultes, des amateur·ices et des professionnel·les. Nous avons aussi mobilisé un metteur en scène, une photographe, des chercheurs en sociologie et en histoire, ainsi qu’un socio-naturaliste qui va s’intéresser aux effets sociaux et paysagers du remembrement. Nous créons des binômes de travail en mélangeant les profils. Je ne sais pas encore exactement à quoi cela aboutira, sans doute à un spectacle vivant ainsi qu’à un écrit et une expo… Ce qui est intéressant c’est déjà d’avoir créé un espace un peu « safe » dans lequel peuvent échanger des gens très différents qui s’intéressent à leur territoire. »

Créer, impliquer, fédérer pour faire naître des communs : Badinage Artistique continue donc son cirque, au plus près de son territoire d’élection.