Bienvenue au Tiers-Land #8
Illustration Claire Trollé, textes et photos : Geoffrey Sebille
Bien sûr il y a des temps forts, des actions formelles, des décisions … mais un réseau se construit aussi dans les rencontres, dans les interstices, « entre les plis » comme dirait l’Institut des Territoires Coopératifs. Il nous a donc semblé intéressant, pour les tiers-lieux, pour la Compagnie des Tiers-Lieux et les autres réseaux régionaux, de mettre en récit ces rencontres. C’est pourquoi nous avons fait appel à Geoffrey Sebille, à sa plume et sa subjectivité afin qu’il nous mette tout cela en musique (en écrit plutôt). Ça s’appelle « Bienvenue au Tiers-Land », on est parti sur une saison en 9 épisodes et voici le huitième.
Last night Lisa saved my chronique
Ça devait être une chronique « classique ». Un « Bienvenue au Tiers-Land » conforme au cahier des charges, truffé de calembours vaseux et de sarcasmes douteux à propos de la formation « Piloter un tiers-lieu » et des cobayes qui en composaient la 5e promotion.
Un pass all access m’avait même été fourni par la prod’ pour butiner les ateliers et y réaliser quelques micros-trottoirs. Je m’étais retrouvé au milieu d’un tour de table matinal où il fallait désigner, parmi diverses photos de biscuits et de gâteaux plus ou moins appétissants, l’état d’esprit dans lequel on se situait. Check. Je m’étais également entretenu avec Rémi, affable stagiaire, aussi dithyrambique à l’égard du programme de la dite formation qu’un critique de l’émission « Le masque et de la plume » devant l’intégrale de la filmographie d’Akira Kurosawa. Check. Et là, c’est le drame. Alors que je m’apprêtais à couvrir l’épilogue de la formation, voilà que l’on m’en refuse l’entrée. « Trop chargé, trop confidentiel, trop sensible », m’annonce le service d’ordre. Pas check.
J’insiste. Je négocie. En vain. Je m’incline. Je ferai sans. Après tout, en mélangeant les extraits les plus savoureux de l’entretien avec Rémi avec quelques-unes de mes impressions et en assaisonnant le tout avec une louche de matière formelle glanée dans le livret qui détaille les parcours du cursus, j’arriverais bien à tricoter un BTL (« Bienvenue au Tiers-Land » pour les intimes) de derrière les fagots. Mais on ne décide jamais vraiment totalement de ce que l’on va écrire. Ou ne pas écrire. Les semaines passèrent.
Puis l’été. Arrivèrent septembre et l’ouragan de la rentrée. Les souvenirs de la formation sont flous, mes notes illisibles, la procrastination triomphante. Je dois me rendre à l’évidence, je n’ai pas assez d’essence dans le réservoir pour ma chronique. C’était sans compter l’intervention providentielle, que dis-je, le but en or de Lisa.
Témoignage peu anonyme
Il y a les coups de fils que l’on regrette, les coups de fils que l’on redoute, les coups de fils que l’on espère et les coups de fils que l’on n’attend pas. Celui que je reçois de la part de Lisa, alors que je me tourne les pouces un vendredi après-midi d’octobre au coworking du Bazaar St-So, est de la dernière trempe.
« Salut, euh, je sais pas si tu te souviens de moi. … En fait, je t’appelle pour savoir si tu avais déjà écrit ton reportage sur la formation … parce que … j’ai vraiment envie de raconter ce qui s’est passé, comment je l’ai vécu. Ça a été un moment très fort, très important pour moi. Bon … euh … je sais pas si c’est intéressant ou pertinent ce que j’ai à dire mais tout ce que je sais, c’est que j’ai envie de le partager ». Je saute évidemment sur l’occasion, inespérée, de donner un coup de peinture fraîche à ma besogne en jachère et prends rendez-vous avec Lisa. Son témoignage sera cette chronique, cette chronique sera son témoignage.
Depuis 2005, Lisa est salariée à l’association des Papillons Blancs. Elle est aide médico-psychologique. Elle accompagne les personnes âgées vivant avec un handicap dans tous les aspects de leur vie quotidienne. Le travail lui plaît mais, car il y a toujours un « mais », un petit quelque chose manque à son équilibre personnel. Du débat. De l’émulation. De la confrontation. Des idées. « J’ai grandi en cercle, j’ai appris en équipage. J’ai découvert en clan, j’ai compris en groupe et j’ai toujours évolué dans l’idée qu’ensemble c’est mieux », explique t’elle dans le mémoire qu’elle écrira et soutiendra suite à la formation. Ce besoin
de travailler en collectif, Lisa va le trouver en intégrant l’équipe d’une galerie d’art dans la ville de Cassel (où elle habite) pour laquelle elle organisera, en parallèle à son travail, une exposition. « Mon approche du projet s’appuyait sur trois grandes idées : une approche humaine, une approche éco-responsable et aussi une approche éthique ». Tel Monsieur Jourdain s’adonnant à la prose en ignorant qu’il en fait, Lisa enclenche spontanément et instinctivement une dynamique de tiers-lieu sans avoir jamais entendu parler des tiers-lieux.
Paranormale activité
Malgré le succès de l’exposition, le soufflet collaboratif impulsé par Lisa retombe vite et l’organisation de la galerie au quotidien patine. C’est à ce moment précis, le 10 janvier 2023, que Lisa intègre la formation « Piloter un tiers-lieu » à raison de trois jours par mois jusqu’à l’été. « Je pensais que je n’avais pas le profil parce que je ne venais pas du monde de l’économie sociale et solidaire et que je n’avais pas fait d’études supérieures », confie t’elle. Très vite pourtant, la glace se brise. Un sentiment de confiance et de complicité innerve les échanges avec les autres stagiaires. C’est cette bouffée de chaleur humaine que Lisa tenait à tout prix à partager au monde entier. « J’avais déjà fait plein de formations avant celle-là mais jamais je n’avais senti autant de respect entre les personnes ».
Non seulement, la matière théorique qu’elle ingurgite lui permet de prendre du recul sur les maladresses qui ont été commises dans la « gestion » de la galerie mais, en plus, l’huile essentielle de compagnonnage que diffuse la formation l’aide à se débarrasser de son syndrome d’imposture. Progressivement, Lisa se remet sur ses propres rails, en phase avec ses envies, ses idées, son rythme. « La matière première de la formation, c’est nous. C’est l’une des premières fois où je me suis sentie légitime de prendre des décisions en accord avec mes valeurs ». Cette métamorphose, Lisa prendra la peine de
mettre des mots dessus tout au long de son mémoire de formation intitulé « Comment la philosophie tiers-lieux m’a rendue normale ? Histoire d’une expérience réparatrice », actuellement en tête des ventes sur Amazon. Spoiler numéro un : Lisa a été certifiée « pilote » de tiers-lieu suite à sa soutenance. Spoiler numéro deux : le dernier jour de la formation, Lisa prend la décision de quitter la galerie.
(Dé)formation
Pour ceux et celles qui souhaitent en savoir plus sur le contenu même des modules de la formation, le livret édité par la coopérative des tiers-lieux vous tend les bras. À vous la « mesure d’impact social », les « techniques de créativité », la « gestion des ressources », la « mobilisations des parties prenantes » et autres pépites de jargon. Pour ma part, j’ai préféré m’en tenir à la trajectoire de Lisa et l’idée somme toute rassurante qu’une formation, fût-ce t’elle professionnelle et certifiante, ne se résume pas à un simple amas de connaissances techniques mais puisse également ouvrir la brèche à une forme d’introspection. Quitte à ce que cette prise de conscience amène, comme ce fût le cas pour Lisa, à s’éloigner momentanément du chemin des tiers-lieux pour mieux y revenir ensuite. Après tout, ne s’agit-il pas ici d’acquérir des compétences pour « piloter » un tiers-lieu ? Comme tous les pilotes chevronnés, Lisa saura désormais reconnaître les routes qu’il est prudent de ne pas emprunter.
Voilà qui nous ramène à la case départ, à ce fameux vendredi après-midi dont la charge émotionnelle s’annonçait si intense que l’on a préféré, à juste titre d’ailleurs, m’en tenir à distance. C’est ce jour-là que Lisa acte sa rupture avec le collectif de la galerie. « Nous avons évoqué la notion de zone de confort et le processus d’évolution. J’ai immédiatement fait un parallèle avec moi-même. J’ai vu mon cheminement et j’ai profondément ressenti qu’il m’était impossible de faire demi-tour. Du moins, j’ai ressenti que je n’en avais pas du tout envie. Ce que je voulais maintenant, c’était respecter qui j’étais et aller de l’avant. »
Dont acte. Lisa démissionne, non sans tourment, de son poste de secrétaire de la galerie. Parfois, nous prenons des décisions. Souvent, ce sont les décisions qui nous prennent, nous surprennent. Moralité : alignée avec elle-même, Lisa se sent enfin « normale ».
Est-ce que les tiers-lieux se pilotent à gauche en Angleterre ? Faut-il y mettre du diesel ou du sans plomb ? Toutes les bonnes choses ont-elles vraiment une fin ? Vous le saurez en lisant le prochain et dernier épisode de « Bienvenue au Tiers-Land ». D’ici là, n’oubliez pas, les tiers-lieux se suivent et ne se ressemblent pas.