Bienvenue au Tiers-Land #7

Illustration Claire Trollé, textes et photos : Geoffrey Sebille

Édito

Bien sûr il y a des temps forts, des actions formelles, des décisions … mais un réseau se construit aussi dans les rencontres, dans les interstices, « entre les plis » comme dirait l’Institut des Territoires Coopératifs. Il nous a donc semblé intéressant, pour les tiers-lieux, pour la Compagnie des Tiers-Lieux et les autres réseaux régionaux, de mettre en récit ces rencontres. C’est pourquoi nous avons fait appel à Geoffrey Sebille, à sa plume et sa subjectivité afin qu’il nous mette tout cela en musique (en écrit plutôt). Ça s’appelle « Bienvenue au Tiers-Land », on est parti sur une saison en 9 épisodes et voici le septième !

l’épisode 1

l’épisode 2

l’épisode 3

l’épisode 4

l’épisode 5

l’épisode 6

Bienvenue au Tiers-Land #7

Où sont les tiers-lieux ? À quoi pensent-ils ? Qui les anime ? Ma mission, puisque je l’ai acceptée, est d’infiltrer l’équipe de la Compagnie des Tiers-Lieux afin de tenir un journal de bord de leurs pérégrinations. Aujourd’hui, pour le septième épisode, on ressort le Minitel du grenier et on tape 36 15 Codév.

1492 : Christophe Colomb accoste en Amérique en écoutant Vangelis. 1726 : Isaac Newton est interrompu dans sa sieste par la chute d’une pomme qui lui inspire la théorie de la gravitation universelle et accessoirement le premier Macintosh. Vendredi 29 septembre 2023 : Geoffrey Sebille, aka moi-même, découvre le Codév. « Co » pour « Co » (l’association, la participation, la simultanéité, cf. le Bienvenue au Tiers-Land #4) et « Dév » pour « développement ». Si vous n’avez pas le temps d’aller plus loin dans la
lecture, retenez juste ceci : le Codév, c’est comme une réunion d’équipe mais en beaucoup, beaucoup, beaucoup mieux.

Meet me up before you go-go

Un vendredi matin comme un autre à Lille, rue de Pologne, quartier de Fives. « Et la pluie qui tombe doucement sur les carreaux », comme le chante si bien Dorothée. Rendez-vous est donné à Volume Ouvert qui, malgré ses apparences patronymiques, n’est pas un salon de coiffure mais un espace de travail partagé par des artistes et des indépendants de tous crins (vidéastes, architectes, plasticiens, designers, j’en passe et des meilleurs).

Nous sommes en plein Meet-up, l’une des nombreuses armes de construction massive de réseau que la Compagnie des Tiers-Lieux dégaine pour permettre aux porteurs de projets de se rencontrer, d’échanger et de s’entraider. C’est Aurélie Jacquemoud, animatrice réseau MEL à la Compagnie, qui a la lourde tâche de veiller au respect des temps de paroles et de faire rentrer, comme ces navires dans les bouteilles en verre, toutes le programme d’activités dans une matinée. Deux tiers-lieux sont passés au crible : la Maison Commune à Anstaing et Lieux Zen à … Lezennes, forcément. Après les présentations respectives des projets à base de popopopowerpoint, l’heure du fameux Codév a sonné. Je choisis mon camp, celui de la Maison Commune et prends place parmi la dizaine de participants à la séance.

Il y a Grégory, le coach. Il y a Ludivine, la scribe. Il y a un minuteur aussi et des étapes à ne surtout pas brûler. Grand un : « Exposé ». Grand deux : « Clarification ». Grand trois : « Reformulation ». Grand quatre : « Consultation ». Grand cinq : « Synthèse ». Grand six : « Méta ». Mais qu’expose t’on, que clarifie t’on, que reformule t’on et que synthétise t’on au juste au cours d’un Codév ? Excellente question, merci de l’avoir posée. Réponse : la PRO-BLÉ-MA-TIQUE. Et qu’est ce qu’une problématique ? Très bonne question encore, décidément, vous êtes attentifs. La problématique est une préoccupation, une inquiétude, une difficulté qui peut surgir sur la trajectoire d’un tiers-lieu. Et tant que la problématique n’est pas clairement définie, approuvée, ratifiée et validée par toutes les forces en présence, la session ne démarre pas. On ne badine pas avec les règles du Codév. D’où l’importance du coach, une sorte d’arbitre de touche qui veille au grain et s’efforce de garder le collectif concentré autour de l’affaire du jour, à savoir pour la Maison Commune : « Quels outils mettre en place pour assurer l’articulation entre le collectif dirigeant, le salarié et les contributeurs ? ». Vous avez 45 minutes.

Réunionnite

Aux lecteurs et lectrices qui ont eu l’audace d’arriver jusqu’à cette ligne, il est grand temps de démontrer pourquoi et comment à de nombreux égards, le Codév c’est comme une réunion mais en mieux. Tout commence par cette fameuse problématique dont l’inflexibilité a le mérite d’assurer aux échanges un cap stable. Pendant ce temps-là, à la réunion d’équipe du mardi matin, on digresse, on soliloque, on bifurque, on s’égare, bref, on parle de tout sauf des points à l’ordre du jour. Codev, 1 – Réunion, 0. Puis, il y a le timing. Chrono en mains, un Codev dure entre 3/4 d’heure et une heure maximum. Les réunions d’équipe du mardi matin n’ont quant à elles aucune frontière. Aussi infinies que l’univers dans lequel notre planète flotte, elles provoquent des borborygmes en masse et empiètent sur la pause déjeuner à la cantoche. Codev, 2 – Réunion, 0. La troisième force du Codév, c’est le registre remarquablement constructif des interventions. « Écouter avec attention, parler avec intention », tel est le premier amendement de la constitution du Codév. Ainsi, Rémi, grand habitué et fanatique de l’exercice, prend-il soin de systématiquement commencer les remarques qu’il formule à Charlotte, ambassadrice de La Maison Commune, par la délicate formule : « Si j’étais toi … ». En réunion, on connaît la chanson, tout n’est que tartuferie, reproches et coupages de paroles au sécateur. Codev, 3 – Réunion, 0. Ma mauvaise foi étant intarissable, je pourrais tartiner encore très longtemps sur les bénéfices du Codév et le calvaire des réunions d’équipe mais je crois que vous m’avez compris.

Beaucoup d’infos d’un coup

Et Charlotte dans tout ça, qu’en pense t’elle ? Après tout, c’est elle qui est supposée ressortir allégée du Codév avec une certaine hauteur de vue sur la problématique initiale. A t’elle une meilleure appréhension des « outils à mettre en place pour assurer l’articulation entre le collectif dirigeant, le salarié et les contributeurs ? ». Pendant une petite heure, les suggestions et les mises en garde bienveillantes ont afflué de toute part. « C’est quoi le coeur du projet ? ». « Quelle différence faîtes-vous entre le poste de facilitatrice et le poste de coordinatrice ? ». « Prévoyez-vous d’embaucher un salarié, un indépendant ou via une coopérative d’activité et d’emploi ? ». « Quel type de relation avez-vous avec la ville ? ». Durant tout ce temps, Charlotte avait le dos tourné aux délibérations (n’y voyez rien d’effronté de sa part, c’est la configuration du Codév qui l’exige) et prenait frénétiquement des notes. Le minuteur a sonné, la séance a été levée par le coach. Nous voici maintenant dans la fameuse séquence « méta » du Codév où le porteur de projet revient sur l’expérience qu’il vient de vivre.

Indéniablement enthousiaste mais visiblement secouée par la tempête d’idées qu’elle vient de traverser, Charlotte prend de l’élan, « c’est assez difficile à résumer comme ça, à chaud », avant de se lancer : « ce qui était hyper intéressant, c’était de revenir d’abord sur le pourquoi du projet et de parler du comment après. Je retiens surtout qu’il faut qu’on soit vigilants sur la notion de plaisir. On est pas un lieu de consommation. On a besoin de temps pour que les bénévoles restent des bénévoles, il ne faut pas qu’ils s’essoufflent. D’où l’importance de réfléchir sérieusement à nos fiches de postes. » Et cette dernière de conclure : « En tous cas, heureusement que quelqu’un prend des notes car c’est très dense, ça fait beaucoup d’infos d’un coup ».

Beaucoup d’infos d’un coup. Frénétiquement, je copie-colle cette phrase sur toute une page de mon carnet de notes. N’est-ce pas le problème que nous rencontrons dans la vie de tous les jours, celui d’avoir « beaucoup d’infos d’un coup » ? Qu’il s’agisse finalement de la conduite d’un tiers-lieu, d’un film à regarder sur une plateforme en ligne ou même d’idées politiques, c’est la même difficulté. Celle qui consiste à émettre une préférence et à prendre une décision en fonction de cette préférence. Que peut le Codév dans une époque saturée de commentaires, de commentaires de commentaires et de commentaires de commentaires de commentaires ? À y voir clair. À se forger sa propre opinion. À faire
les bons choix. Codév 4 – Réunion, 0. Coup de sifflet final. Y a t’il un lien entre le Codév et le Covid ? Le Codév peut-il résoudre les litiges politiques des repas de famille du dimanche voire carrément favoriser le retour de l’être aimé ? Vous le saurez en lisant les prochains épisodes de « Bienvenue au Tiers-Land ». D’ici là, n’oubliez pas, les tiers-lieux se suivent et ne se ressemblent pas.