Bienvenue au Tiers-Land #6
Édito
Bien sûr, il y a des temps forts, des actions formelles, des décisions … mais un réseau se construit aussi dans les rencontres, dans les interstices, « entre les plis » comme dirait l’Institut des Territoires Coopératifs. Il nous a donc semblé intéressant, pour les tiers-lieux, pour la Compagnie des Tiers-Lieux et les autres réseaux régionaux, de mettre en récit ces rencontres. C’est pourquoi nous avons fait appel à Geoffrey Sebille, à sa plume et sa subjectivité afin qu’il nous mette tout cela en musique (en écrit plutôt). Ça s’appelle «Bienvenue au Tiers-Land », on est parti sur une saison en 9 épisodes (oui, il y a un bonus) et voici le sixième !
Bienvenue au Tiers-Land #6
Où sont les tiers-lieux ? À quoi pensent-ils ? Qui les anime ? Ma mission, puisque je l’ai acceptée, est d’infiltrer l’équipe de la Compagnie des Tiers-Lieux afin de tenir un journal de bord de leurs pérégrinations. Aujourd’hui, pour le sixième épisode de l’année 2023, on va foncier dans le tas.
Faut-il posséder pour être heureux ? Mais posséder, n’est-ce pas être possédé ? Et la propriété, c’est du vol-au-vent ? Après avoir épluché la culture, le numérique et le « faire », au cours de ses éditions précédentes, l’événement annuel « En compagnie des tiers-lieux » s’est penché en 2023 sur la thématique ô combien affriolante du … foncier. Une gageure de séminaire puisqu’il s’agissait de séquestrer pendant deux jours les forces vives des tiers-lieux des Hauts-de-France (et d’ailleurs) et de les tenir en haleine en leur causant immobilier, investissement, patrimoine, urbanisme, bâti, aménagement et mètres carrés. Ah, les murs, encore les murs, toujours les murs. Ce sera nous, dès demain. Ce sera nous, le chemin. Pour que les murs, qu’on saura se donner, nous donnent l’envie d’aimer et de porter l’utopie des tiers-lieux. Vous n’aviez pas pu vous rendre à « Foncier, les tiers-lieux investissent le territoire ! » les 22 et 23 novembre derniers au Bazaar St-So à Lille ? Pas de panique, voici un live-report de 10000 signes espaces compris en lice pour le prochain prix Albert Londres.
Qu’est-ce que tu fais pour les tiers-lieux en vacances ?
Tout commence par une petite séance de « Regards croisés », un format de table ronde qui permet de présenter en 50 minutes chrono une initiative ou une problématique et d’en débattre ensuite. Ni trop long, ni trop court, un timing parfait de pantacourt. Pour ne rien gâcher, la sujet pique ma curiosité : « La reconquête des espaces vacants est-elle une opportunité réelle ou une illusion pour les tiers-lieux ? ». Je me range sur le bas-côté et écoute religieusement Sylvie NGuyen, architecte, urbaniste, chargée d’étude à l’ADULM (Agence de développement et d’urbanisme de Lille Métropole) et Jérémy Aufrere, architecte et urbaniste à ExpliCités.
Le sujet, inoffensif en apparence, dévoile assez vite sa complexité. Il ne s’agit pas en effet d’emboîter des tiers-lieux dans des espaces vides aussi aisément que l’on pourrait insérer un cube dans un carré ou une sphère dans un rond. La vie n’est pas toujours un jeu d’enfant. D’une part, la typologie des espaces vacants est loin d’être uniforme et, d’autre part, il n’existe aucune base de donnée homologuée, officielle, qui recense les porteurs de projets à la recherche d’un lieu. Au pays merveilleux du Tiers-Land, les opportunités et les rencontres relèvent souvent d’une équation à plusieurs et belles inconnues (un endroit, un projet, une envie politique) et d’un suspens digne d’un duel à trois façon Clint Eastwood, Lee Van Cleef et Eli Wallach à la fin de « Le bon, la brute, le truand et le tiers-lieu ». Qui osera dégainer en premier ?
Trait d’union
La pause déjeuner viendra me confirmer cette théorie de la synchronicité (ou de la sérendipité, cochez la case qui vous convient). Le hasard des plans de tables improvisés me fait atterrir à côté d’Anne-Sophie Van Rijn, administratrice de la coopérative Baraka à Roubaix. Nous sympathisons. Je lui explique que je suis reporter de guerre pour la Compagnie et que mon enquête m’amène à rêvasser à une idée de tiers-lieu pour les musiciens dont l’une des activités pourrait notamment être l’organisation de concerts. « Notre restaurant est ouvert en journée mais le vendredi soir et le week-end, c’est vide », me rétorque t’elle du tac au tac sans en savoir beaucoup plus sur mes intentions et mes conditions. Ni moi sur les siennes soit-dit en passant.
À sa manière, cette discussion de coin de table illustre la délicate mécanique du foncier à l’oeuvre dans les tiers-lieux. Il y a d’un côté des envies, humbles et précaires certes mais des envies réelles. Et il y a, d’un autre côté, de potentiels réceptacles, tout aussi humbles et précaires, à ces envies. Ne manque alors qu’une occasion, une étincelle, un trait-d’union, comme la Compagnie sait si bien les provoquer, pour consolider et fortifier ces deux envies qui s’ignoraient jusqu’alors. Attention, page de pub : pour ceux et celles qui souhaitent découvrir le restaurant de la coopérative Baraka, le site internet conseille une réservation « uniquement en parlant à un humain au 03 20 65 74 14 à partir de 9h30 » et proscrit les message vocaux, mails ou réseaux sociaux. Humains, trop humains, les tiers-lieux, comme dirait Friedrich. Je consacre le reste de l’après-midi à butiner entre les ateliers et l’espace ressources mais je ne fais pas long feu et décide d’économiser mes forces pour la deuxième journée dont le programme s’annonce aussi garnie qu’une choucroute.
Chauffeur, si t’es champion
Ni une ni deux, me voilà assis dans un autocar rutilant en partance pour un safari de tiers-lieux. La dernière fois que je suis monté dans ce type d’engin remonte au collège, lors des échanges avec mon correspondant Allemand. Beaucoup de choses ont changé depuis, excepté le design des housses des sièges des bus scolaires dont le psychédélisme traverse impunément les époques. Premier arrêt : l’irréductible village « Lil’Pouss » porté par l’association les Ch’tites Maisons solidaires à Lille. Deuxième arrêt : Meta Lunair, une friche industrielle reconvertie en ateliers à Lomme. Troisième arrêt : Le Céanothe, restaurant slash café slash médiathèque slash foyer de vie à Haubourdin. Le dénominateur commun entre ces trois tiers-lieux : la sensibilité à la question de l’habitat. « Lil’pouss » cultive les tiny houses sur un terrain vague pour venir en aide aux plus démunis, Meta Lunair offre des espaces de travail aux artistes et aux artisans et le Céanothe propose des appartements autonomes à des personnes en situation de handicap.
Ceci nous amène au sujet, peut-être « le » sujet transversal à toutes les rencontres qui se sont tenues pendant ces deux journées. On savait les tiers-lieux engagés dans la transition sociale et dans la transition écologique. Les voilà désormais au coeur de la transition foncière, considérés à leurs dépends ou de leur plein gré comme des « outils de revalorisation du territoire », des « mini-villes » susceptibles de déboulonner le modèle de la propriété privée individuelle. Je n’irais pas plus loin dans le maniement du jargon urbano-politico-économico-social de peur qu’il ne m’explose à la figure. Je pressens toutefois à la lumière des propos glanés ça et là que l’heure semble être (enfin ?) venue pour les tiers-lieux d’avoir voix au chapitre de la cité. C’est en tous cas le cap visé par les intitulés des conférences « Partager la propriété » ou encore « Optimiser le foncier ». Dans l’outrancière réverbération des halles du Bazaar St-So résonne encore la parole, que dis-je, la prophétie annoncée par Françoise Maine des ateliers Jean Moulins (Finistère) : « Nous n’avons jamais eu autant besoin des tiers-lieux qu’à l’heure actuelle ».
C’est ouvert
Allez, un petit dijo pour avaler cette sixième chronique. Le jeudi après-midi ont eu lieu les « forum ouverts », ces ateliers spontanés avec des sujets proposés par les badauds. Je m’incruste à l’un d’entre-eux, intrigué par le piment de la question posée : « Les tiers-lieux sont-ils vraiment ouverts à tous ? ». Il existerait donc des tiers-lieux dont la promesse de mixité sociale et générationnelle résonnerait comme un voeu pieux. Comment dès lors les aider à transformer l’essai ? Avec des plages horaires d’ouvertures spécifiques ? En communiquant « à l’ancienne avec des affiches » ? À nouveau, la question des murs s’invite avec l’exemple du Passage à Niveaux à Béthune (Cf. le Bienvenue au Tiers-Land#2), un tiers-lieu que les habitants du quartier n’ont eu aucun mal à s’approprier puisqu’il a pris place dans … un ancien supermarché.
Alors, les tiers-lieux savent-ils parler foncier ? Et pourquoi ont-ils tant tenu à aborder pendant 48 heures d’affilée cette thématique peu sexy et bankable s’il en est ? Ne faut-il pas voir dans ce parti-pris une volonté d’amorcer une transition de l’adolescence vers une certaine maturité ? Voire un message subliminal adressé aux politiques et aux promoteurs affirmant que les tiers-lieux pèsent dans le game et que leur philosophie est à prendre au sérieux dans le puzzle de la société ? Après tout, c’est à l’âge de raison et des « responsabilités » dans une existence que l’on commence à parler immobilier, que l’on envisage de s’ « installer », d’ « investir » sur le long terme en prenant rendez-vous le samedi matin avec des gens en costume-cravate. C’est une hypothèse. Gageons que les tiers-lieux sachent toutefois conserver le talent cher à Brel « d’être vieux sans être adultes ».
Combien reste t’il encore d’épisodes de « Bienvenue au Tiers-Land » ? Les droits vont-ils être rachetés par Netflix pour en faire une série ? Vous le saurez en suivant de près les actualités de la Compagnie des Tiers-Lieux qui imprimera sur du vrai papier les six premières chroniques, agrémentées de trois épisodes bonus consacrés à la formation « Piloter un tiers-lieu », à la puissance du « Codev » et à un final explosif, « Adieu le Tiers-Land ». D’ici là, n’oubliez pas, les tiers-lieux se suivent et ne se ressemblent pas.