Bienvenue au Tiers-Land #4

Illustration Claire Trollé, textes et photos : Geoffrey Sebille

Édito

Bien sûr il y a des temps forts, des actions formelles, des décisions… mais un réseau se construit aussi dans les rencontres, dans les interstices, « entre les plis » comme dirait l’Institut des Territoires Coopératifs. Il nous a donc semblé intéressant, pour les tiers-lieux, pour la Compagnie des Tiers-lieux et les autres réseaux régionaux, de mettre en récit ces rencontres. C’est pourquoi nous avons fait appel à Geoffrey Sebille, à sa plume et sa subjectivité afin qu’il nous mette tout cela en musique (en écrit plutôt). Ça s’appelle «Bienvenue au Tiers-land », on est parti sur une saison en 8 épisodes et voici le quatrième !

l’épisode 1

l’épisode 2

l’épisode 3

Bienvenue au Tiers-Land #4

Où sont les tiers-lieux ? À quoi pensent-ils ? Qui les anime ? Ma mission, puisque je l’ai acceptée, est d’infiltrer l’équipe de la Compagnie des Tiers-Lieux afin de tenir un journal de bord de leurs pérégrinations. Aujourd’hui, pour le quatrième épisode de l’année 2023, on se demande d’où vient cette manie de « co-construire » les choses.

Le cercle des tiers-lieux disparus

Comme ils nous paraissent lointains, les jours de juin. Deux mois seulement séparent cette chronique de rentrée de son objet (la journée de co-construction du réseau qui avait lieu le 30 juin dernier à Marly) et pourtant, cela semble une éternité. Entre deux, j’ai mangé mon poids en Kouign-Aman, j’ai relu pour la trentième fois Ainsi Parlait Zarathoustra et j’ai, comme chaque été, humblement contribué au développement du projet de TotalEnergies, un tiers-lieu innovant spécialisé dans la distribution d’essence et de sandwichs triangle en vrac. Bref, juillet est mort, août expire, septembre accoste et rien de tel pour aborder l’imminente assemblée générale de la Compagnie que de se replonger dans le bain de foule et d’idées de cette fameuse journée de « co » construction du réseau. Magnéto Serge.

En chantier, je m’appelleteuse

La « construction », tout le monde connaît. C’est l’action de construire quelque chose. Plus précisément, l’action et la manière de construire un ensemble (une œuvre, une théorie, etc.) et d’en agencer les divers éléments. Dans l’inconscient collectif, la construction est fréquemment associée au monde merveilleux du BTP, des casques de chantiers et de la subordination entre ouvriers et maîtres d’ouvrage. La construction, finalement, ça n’est souvent rien d’autre que des personnes qui somment d’autres personnes de construire.

Mais ajoutons une syllabe, trois fois rien, un discret « co » à la salade et soudainement la saveur change. Car ce préfixe, qui vient du latin « cum » (contrairement à la sauce blanche qui elle, vient du grec) s’immisce dans la composition des mots pour indiquer l’association, la participation, la simultanéité. Des exemples ? La cohabitation, le coworking, le covoiturage. Bien sûr, tout ceci ne reste que de la théorie linguistique et sémantique. Dans le monde réel, il arrive que des cohabitations se déroulent dans des climats réfrigérants (au hasard, Chirac-Mitterrand), que certaines personnes ne respectent pas les règles de courtoisie et de discrétion inhérentes aux espaces de coworking (suivez mon regard) ou encore que des start-up mal intentionnées dévoient la solidarité intrinsèque du covoiturage pour la transformer en projet commercial.

Les tiers-lieux, c’est notre projeeeeeet

Entonnoir urbain, café magique ou l’inverse

Comment la Compagnie des Tiers-Lieux s’y prend t’elle pour ne pas se vautrer dans le co-washing ? Elle « brise la glace », elle sert des « cafés urbains », elle tamise les idées dans des « entonnoirs magiques ». Autant de techniques d’animation en vogue dans le milieu de l’Économie Sociale et Solidaire qui permettent d’impliquer joyeusement et subrepticement toutes les forces en présence, un peu comme dans une bonne vieille partie d’Hippo-Gloutons. Le « Ice Breaking » est une sorte de pédiluve social qui permet à des individus qui ne se connaissent pas d’interagir. Formez un cercle, placez-vous au milieu et lancez une question ou une affirmation du type : « J’ai fait plus d’une heure de route pour venir ». Vous verrez alors, en fonction du degré d’adhésion à la proposition, les personnes formant le cercle se rapprocher plus ou moins du centre. Dit comme ça, ça ressemble à un stage BAFA mais il n’y a rien de tel pour décrisper l’ambiance.

Le café urbain, ou « world café » pour sa version à l’internationale, est une série de discussions organisées par petits groupes qui permet, par un système de rotations de plus en plus chronométrées, de clarifier les réponses aux thématiques proposées. L’entonnoir magique repose sur le même principe de discussions entre petits effectifs. Il s’agit là de trouver des enjeux communs, de les nuancer et de les affiner façon tomme de Savoie.

Un petit café urbain, sponsorisé par Jacques Vabre

Bye-bye les « tours de table » sans fin, les « tables rondes » et les « plénières » où on peut se planquer sans participer, bienvenue dans l’intelligence collective qui permet de faciliter la parole, dérouiller les échanges, désinhiber les tempéraments et surtout d’avancer sur le même rail d’idées, en l’occurrence celles qui dessineront le projet de la Compagnie pour les années 2024-2026.

“Sujets polémiques”

Le 30 juin, pas moins de 33 projets de tiers-lieux étaient représentés et, avec eux, autant de profils, de besoins, d’ambitions, d’aspirations et de caractères distincts. Il serait évidemment naïf de penser qu’une partition commune ait pu s’écrire sur un temps aussi court que celui d’une journée. La synthèse des actions envisagées suite aux divers groupes de réflexion affiche toutefois une indéniable effervescence. On peut notamment y lire des propositions aussi disparates que la volonté d’organiser des débats « sur des sujets polémiques », de développer des offres pour les entreprises « afin d’asseoir son modèle économique », de « former les élus » sur la question des tiers-lieux, de monter un « réseau autour des conditions de travail dans les tiers-lieux » ou encore de mettre en place un « média partagé des tiers-lieux en Hauts-de-France », idée à laquelle je souscris pour ma part à soixante-quinze mille pour cent et dont je convoite spontanément par la présente la fonction de rédaction en chef. Ou plutôt de « co » rédaction en chef. J’ai même un super nom : Bienvenue au Tiers-land.

Les tiers-choristes

Sociocratie, mon amour

Que révèle au juste ce mode de « co » construction, cette « sociocratie » dont s’inspirent l’organisation et la gouvernance des tiers-lieux ? Il y a évidemment la volonté de s’éloigner du registre et du schéma classiques des entreprises qui ne jurent que par les réunions, les objectifs, la stratégie et le chiffre d’affaires. Il y a également l’intention de bouleverser l’ordre hiérarchique établi en remettant une louche d’horizontalité dans les prises de décision. Mais il y a aussi cet état des lieux que je dresse depuis le début de mon exploration de la galaxie des tiers-lieux et qui s’est à nouveau confirmé lors de cette journée : celui d’une présence massive de femmes dans les rangs des personnes qui rythment la vie du réseau.

Entonnoir magique ou chaise musicale

Je n’en tire aucune conclusion sociologique et encore moins de théorie du genre fumeuse. Je constate juste que, là où d’autres corps de métiers, comme celui de l’industrie musicale où j’évolue en parallèle, organisent des colloques pour « questionner la place des femmes », cette place semble déjà spontanément occupée dans les tiers-lieux de la région. Je ne prétends évidemment pas que la Compagnie ait éradiqué toute forme d’inégalité entre les hommes et les femmes, je rends simplement compte de cet état de fait qui mérite d’être étudié en profondeur. La parité, voilà un sujet de société sensible qui pourrait rentrer dans le cadre des débats « polémiques » à organiser entre les tiers-lieux.
Pourquoi d’ailleurs ne pas l’inclure au menu de la prochaine assemblée générale de la Compagnie qui aura lieu, heu … attendez, quand déjà ?

Du coup, c’est quoi notre nom d’équipe ?

Sauvons la date

Preuve que les nobles intentions de la « co » construction peuvent parfois atteindre leurs limites : le petit cafouillage en surface de réparation lorsqu’il a fallu décider de la date de l’assemblée générale de rentrée. Sur le papier, tout était pourtant simple. Il suffisait de mettre une croix dans la colonne de son choix et laisser la majorité l’emporter. C’était sans compter l’indispensable présence des huiles du Conseil d’Administration qui allaient influencer, de façon quasi-soviétique, le résultat du scrutin.

C’est finalement ce vendredi 1er septembre 2023 que se tiendra l’AG de la Compagnie dans les locaux et le tiers-lieu (Fabricarium) de Polytech Lille à Villeneuve-d’Ascq. Pour ma part, j’y serai. Premièrement, parce que j’habite pas loin. Deuxièmement, parce que le repas du midi est offert (enfin, je crois). Troisièmement, parce que la Compagnie promet sur son site « un format amusant et participatif car il y en a marre des AG barbantes avec des PowerPoint à 387 slides ! ».

Combien y aura t’il exactement de diapositives projetées ? Le repas du midi est-il vraiment offert ou alors seulement aux adhérents ? Est-ce que le mot triangle prend un « S » lorsqu’il y a plusieurs sandwichs triangle ? Vous le saurez en assistant à l’assemblée générale de la Compagnie et surtout, en lisant les prochains épisodes de Bienvenue au Tiers-Land. D’ici là, n’oubliez pas, les tiers-lieux se suivent et ne se ressemblent pas.

Geoffrey Sebille