Bienvenue au Tiers-Land #3
Édito
Bien sûr il y a des temps forts, des actions formelles, des décisions… mais un réseau se construit aussi dans les rencontres, dans les interstices, « entre les plis » comme dirait l’Institut des Territoires Coopératifs. Il nous a donc semblé intéressant, pour les tiers-lieux, pour la Compagnie des Tiers-lieux et les autres réseaux régionaux, de mettre en récit ces rencontres. C’est pourquoi nous avons fait appel à Geoffrey Sebille, à sa plume et sa subjectivité afin qu’il nous mette tout cela en musique (en écrit plutôt). Ça s’appelle « Bienvenue au Tiers-land », on est parti sur une saison en 8 épisodes et voici le troisième !
Bienvenue au Tiers-Land #3
Où sont les tiers-lieux ? À quoi pensent-ils ? Qui les anime ? Ma mission, puisque je l’ai acceptée, est d’infiltrer l’équipe de la Compagnie des Tiers-Lieux afin de tenir un journal de bord de leurs pérégrinations. Aujourd’hui, pour le troisième épisode de l’année 2023, on savoure l’Étang présent où se tenait le 20 avril dernier la première réunion du cercle territorial des tiers-lieux du Pévèle-Douaisis.
Jadis, les hommes et les femmes préhistoriques se retrouvaient autour du feu pour contempler la voie lactée et narrer leurs exploits. Désormais, c’est autour d’un paperboard que l’humanité s’amasse pour « faire le point », « co-construire des projets » et s’adonner à « l’interconnaissance ». Que s’est-il passé entre ces deux repères de la frise chronologique ? Quelques inventions majeures telles que l’écriture, l’imprimerie, la recette du beurre de cacahuètes ou encore l’avénement des tiers-lieux, ces espaces intermédiaires où, entre leurs cavernes et leurs activités de chasseur-cueilleurs, les homo sapiens ont pris la bonne habitude de se croiser.
Qu’est ce qu’un cercle territorial ? La parole est à la défense, Maître Guillaume Delevaque, chargé d’animation du réseau à la Compagnie des Tiers-Lieux. « L’idée est assez simple. Il s’agit de décentraliser les actions et les chantiers de la Compagnie en s’appuyant sur des réseaux locaux ». Après avoir découvert un cluster de tiers-lieux éparpillés sur la terre du milieu, entre le Pévèle et le Douaisis, idée a donc jailli dans l’esprit diabolique de Guillaume d’en réunir les sommité respectives.
Voilà donc rassemblés autour de la même table (pantagrueliquement garnie par Anne-Gaëlle, notre hôte du jour) des tiers-lieurs et des tiers-lieuses qui ne se connaissaient ni d’Eve, ni d’Adam et encore moins de Chuchen, le chien d’Anne-Gaëlle. Je fais la connaissance de personnes dont les histoires et les parcours respectifs mériteraient, à n’en pas douter, l’écriture de chroniques spécifiques. Il y a Eric, rentré de Shangaï « pour sauver une licence 4 » et ouvrir La Musette à Guesnain. Il y a Henri et Odile qui redonnent des couleurs rurales au coworking avec « Je travaille au vert » à Mons-en-Pévèle. Il y a aussi Maryline, responsable d’exploitation et d’animation à Terrabùndo, nouvel espace de rencontre, de bois et de paille qui sort actuellement des entrailles Ennevelinoises. Il y a également Magali et son projet de café slash rando slash vélo du côté de Bachy. II y encore Aline, planteuse de Graines de roseaux à Rosult, en recherche active d’un espace pour cultiver son tiers-lieu éco-citoyen. Enfin, n’omettons pas Anne-Gaëlle, passée des statistiques à la naturopathie (mieux vaut cela que l’inverse), heureuse architecte de L’étang présent, « l’Oasis de bien être » où nous faisons escale aujourd’hui. Et Guillaume Delevaque dans tout ça, que fait-il ? Il sort la poêle.
Post-it ou Beat it ?
Il ne suffit pas d’agglomérer des personnes à priori intéressantes pour que les dites personnes aient des choses intéressantes à se raconter. Les envies, les avis, les désirs, les projets, ça se cuisine à feux doux. C’est donc en toute logique que Guillaume dégaine une poêle en guise de boîte à idées. Chacun est invité à y noter dans une boulette de papier une particularité inhérente à son lieu ainsi que des enjeux particuliers ou collectifs qu’il souhaite partager. Autant de prétextes à un débat informel qui prendra la forme de devinettes.
L’ambiance, qui n’était déjà pas bien tendue, s’allège officiellement. Tout le monde joue allègrement le jeu. Tout le monde s’écoute. Tout le monde invite « cordialement » tout le monde à passer dans son lieu. Tout le monde mange des cookies faits maison et passe le thermos de café à son voisin. Moi qui pensais avoir développé une intolérance à la réunion d’équipe du mardi matin et une allergie incurable aux post-it, je me surprends en train d’imaginer un projet de tiers-lieu fictif pour le simple plaisir de prendre part aux discussions.
Cuisine et indépendance
Après quelques heures de cuisson, la soupe de paperboard est prête. Les convives s’accordent sur le menu commun qui rythmera la suite des aventures. En entrée, l’impérieuse nécessité de se voir régulièrement mais avec une « récurrence non contraignante ». Les amis de la nuance apprécieront. En plat de résistance, un troc de bonnes pratiques et d’une mutualisation de contacts. « On rencontre les mêmes problèmes donc autant se partager les solutions », philosophe Maryline. Et en dessert, la mise en place de tournées d’ateliers afin de renouveler les programmes d’activités respectifs.
Reste à trouver la méthodologie et les outils qui conviennent à tous. Guillaume encourage à utiliser le tchat des tiers-lieux en y ajoutant un canal spécifique pour le cercle Pévèle-Douaisis. L’assistance opine et embraie spontanément sur la création d’un groupe Whatsapp. « Très bonne idée », claironne Guillaume, regrettant toutefois de ne pouvoir, pour des raisons techniques, y participer. « Mais personne n’a dit qu’on t’y inviterait », s’entend-il répondre en choeur. Hilarité générale. Je dirais même mieux : GROLOL collectif. « Si c’est comme ça, démerdez-vous ! », rétorque alors Guillaume en balançant son stylo Weleda à travers la pièce. Rebelote de GROLOL.
Toute sarcastique et ironique que soit cette petite scène, elle illustre à mon sens tout le sel, le poivre et les multiples épices qui pimentent l’histoire à écrire entre les tiers-lieux et la Compagnie : celle d‘un ajustement permanent entre gouvernance et indépendance, administration et émancipation. Un peu comme si cette première réunion de cercle territorial, « un pari, une zone de test », comme le rappelait Guillaume en début de séance symbolisait les deux petites roues arrières d’un vélo dont les tiers-lieux doivent progressivement se débarrasser. Avec dans le rétroviseur, le regard toujours alerte et prévenant de la Compagnie.
The sweetest taboo
Pour la première fois depuis le début de mon enquête dans la franc-maçonnerie des tiers-lieux, j’entends résonner LE tabou favori de notre société : l’argent. C’est d’abord Henri qui l’effleurera en évoquant le « léger » développement économique nécéssaire à la vie des tiers-lieux, les affaires qui doivent rester « à taille humaine » et en insistant sur le fait que les tiers-lieux n’étaient pas « concurrents » mais « partenaires ». Eric mettra ensuite les pieds dans le plat (logique pour quelqu’un qui propose une cantine chaque jeudi midi et soir, formule plat et dessert à 14 euros, option veggie possible, sur réservation uniquement jusqu’au mercredi 17h15, recette publiée sur la page facebook de la Musette le dimanche précédent), en suggérant d’échanger ouvertement à propos des chiffres d’affaires générés par les structures. Entre les salaires que les uns osent à peine se verser, les indemnités que les autres sacrifient sur l’autel du « métier-passion » et le « vrai » travail que d’autres encore conservent en dehors du tiers-lieu qu’ils animent, la question de la rétribution (et donc de l’épuisement) demeure, en effet, fondamentale pour l’équilibre des tiers-lieux et de leurs équipes.
Ce sujet sera-t-il à l’ordre du jour de la seconde réunion du cercle territorial Pévèle-Douaisis qui se tiendra le 22 juin prochain ? Et quel est donc ce mystérieux « Grand Tour » organisé parmi les tiers-lieux de la région Hauts-de-France ? Vous le saurez en lisant le prochain épisode de Bienvenue au Tiers-Land. D’ici là, n’oubliez pas, les tiers-lieux se suivent et ne se ressemblent pas.