Bienvenue au Tiers-Land #2

illustration Claire Trollé, textes et photos : Geoffrey Sebille

Édito

Bien sûr il y a des temps forts, des actions formelles, des décisions … mais un réseau se construit aussi dans les rencontres, dans les interstices, « entre les plis » comme dirait l’Institut des Territoires Coopératifs.

Il nous a donc semblé intéressant, pour les tiers-lieux, pour la Compagnie des Tiers-lieux et les autres réseaux régionaux, de mettre en récit ces rencontres. Nous avons donc fait appel à Geoffrey Sebille, à sa plume et sa subjectivité afin qu’il nous mette tout cela en musique (en écrit plutôt). Ça s’appelle « Bienvenue au Tiers-land », on est parti sur une saison en 8 épisodes et voici le deuxième épisode !

l’épisode 1

l’épisode 3

Bienvenue au Tiers-Land #2


Où sont les tiers-lieux ? À quoi pensent-ils ? Qui les anime ? Ma mission, puisque je l’ai acceptée, est d’infiltrer l’équipe de la Compagnie des Tiers-Lieux afin de tenir un journal de bord de leurs pérégrinations. Aujourd’hui, pour le second épisode de l’année 2023, on s’ « Envol » vers Béthune et on Get up, Stand up, « Down Up » à Arras.

Qui se souvient encore de la définition exacte d’un « passage à niveau » ? Petit rappel pour les uns, révision éclair pour les autres qui s’apprêtent à passer le code la route, le passage à niveau désigne « tout croisement à niveau d’une route et d’une voie de chemin de fer ou de tramway ». C’est évidemment tout sauf un hasard si le tiers-lieu que nous foulons aujourd’hui à Béthune a adopté ce nom pour le moins symbolique. Et c’est un public hautement sensible dont le Passage à niveau aide à traverser en toute sécurité les paliers de l’existence : celui de la jeunesse.


Le chef de gare s’appelle Bruno Lajara, un nom longtemps associé au monde du théâtre et de la mise en scène (le spectacle « 501 Blues », monté avec des ouvrières licenciées par l’usine Levi’s de la Bassée, c’est lui), épaulé par Gaétan Homerin, responsable administratif. Comme toute entrevue galante digne de ce nom, rendez-vous est pris au parking de l’ancien supermarché Ed de la ville. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est dans cet hangar carrelé, vidé de ses rayons, de ses caisses et de ses caddies que le Passage à niveau a installé ses quartiers.

Transformation sociale


Sur le fronton de la bâtisse, là où s’étalaient jadis les opérations promo de la semaine, deux panneaux cueillent les visiteurs. « Le passage à niveau » et « L’envol ». Les deux arborent la même devise : « Centre d’art et de transformation sociale ». Car avant le Passage à niveau, il y a l’Envol, l’association créée en 2015 par Bruno Lajara et son collectif d’artistes engagés, dont le Passage à niveau est en quelque sorte l’aboutissement. Entre le théâtre et le tiers-lieu, c’est le même souci d’intégration qui prévaut. « J’ai toujours fait les choses avec les gens », se rappelle Bruno Lajara en évoquant les étapes de son CV.
Ici, c’est la jeunesse « paupérisée, fracassée » à qui l’ex-metteur en scène s’évertue à redonner un rôle, une place, une histoire. Pour arriver à ces nobles fins, il y a notamment « Classe départ », un parcours collectif imaginé pour une promotion d’une douzaine de jeunes adultes. En s’adonnant pendant plusieurs mois à une pratique artistique intensive, à des initiatives citoyennes et à la définition d’un projet de vie personnelle et professionnelle, les voilà enclins à emprunter un chemin vers l’autonomie. « Ce qui importe, c’est de reprendre confiance en soi », ajoute Gaétan Homerin.

Grosse promo sur les canapés au passage à niveau
Bruno, Gaëtan et Guillaume avant leur concert au Zénith de Béthune
Grosse ambiance sur le parking du passage à niveau

« Troc d’expertises »


En 2023, l’équipe du Passage à niveau ne compte pas rester à quai : mise en place d’une cantine solidaire, privatisation d’espaces, travaux divers et, qui sait, peut-être une soirée « roller disco », histoire de profiter des quelque 800 M2 de la halle centrale. C’est à ce moment précis de l’entretien que Guillaume Delevaque, chargé d’animation du réseau à la Compagnie des tiers-lieux, dégaine et détaille sa mallette d’outils collaboratifs. À la question des besoins, les voix de Bruno Lajara et Gaétan Homerin s’accordent : « Du troc d’expertises, c’est comme ça qu’on imagine le réseau, afin de combler les failles
entre pairs. Pour développer le lieu, lever des fonds par exemple. On ne sait pas tout faire, on a besoin d’être épaulés
. » L’appel à contributions est officiellement lancé.


Sur le trajet qui nous mène, Guillaume et moi-même, à notre seconde escale, je pense à Marseille. Le soleil, le café sur le vieux port, les calanques. Pardon, je m’égare. Je pense surtout à cette heureuse aventure dans les quartiers Nord où un ancien MacDo a été transformé en banque alimentaire. Je perçois dans la démarche du Passage à niveau la même puissance symbolique : celle d’un rouage du capitalisme (en l’occurence, une grande surface), devenue par la volonté d’une poignée de personnes un projet vertueux. Obi Wan nous avait prévenus : il y a toujours de l’espoir.


In Goethe we trust


Un TER et quelques crocodiles plus tard (les bonbons gélatineux, pas les animaux sauvages), c’est Goethe qui nous reçoit en personne à Arras. Par la force de l’esprit évidemment. « Traitez les gens comme s’ils étaient ce qu’ils pourraient être et vous les aiderez à devenir ce qu’ils sont capables d’être ». Telle est l’aphorisme qui guide les actions et les supports de communication de l’association Down Up, créée il y a une quarantaine d’années par des parents d’enfants porteurs d’une déficience intellectuelle. Nous voilà accoudés au « Comptoir 21», le tiers-lieu pensé et animé par l’association, en compagnie de Steffi Lhomme, Myriem Kadri et Emmanuel Laloux, respectivement directrice, chargée de mission et président au sein de Down Up. Autour de nous, ça s’agite. Atelier cuisine dans « l’Émeraude », instant café et détente dans l’estaminet de l’ « Obsidienne » et (re)découverte des cinq sens dans l’espace « Lapis Lazuli».

Enregistrement de Master Chef chez Down Up
Une photo avec des photos dedans
tout le monde peut passer la porte du Comptoir 21

Le Comptoir 21 n’est pas un lieu de « prise en charge ». Encore moins un endroit « où l’on fait à la place de », prévient Steffi Lhomme. Dans le domaine délicat de l’accompagnement des personnes en situation de handicap, les mots ont une importance particulière. Celui qui remporte les suffrages chez Down Up est sans conteste l’entraide. Qu’ils s’agissent de parents, de proches, de bénévoles ou même d’entreprises soucieuses de porter des valeurs éthiques, Tout le monde est susceptible de pousser les portes du Comptoir 21 pour apporter sa pierre à l’édifice de la « vie ordinaire ».


Dans le fil des échanges, c’est à nouveau le thème de l’isolement qui revient au galop. L’association a beau être souveraine et autonome, ses forces vives expriment une insatiable soif de rencontre. Down Up souhaiterait notamment porter et diffuser dans le réseau le sujet des tiers-lieux comme terrains favorables à l’inclusion des personnes en situation de handicap. L’occasion pour Guillaume, increvable VRP de la Compagnie, d’évoquer les temps de rencontres régionaux prévus à cet effet. « Si vous voulez porter un sujet, n’hésitez pas à passer par la Compagnie qui vous aidera à communiquer dessus ». Un échange de bons procédés qui n’est pas sans rappeler la célèbre formule (ou presque) de Kennedy : « Ne vous demandez pas ce que la Compagnie des Tiers-lieux peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour la Compagnie des Tiers-lieux ».


Pressée par des contingences ferroviaires, notre causerie sera aussi captivante que concise. Juste le temps de comprendre que ça n’est pas encore aujourd’hui que nous sortirons de notre chapeau une définition magique du tiers-lieu. Et c’est tant mieux. « On ne fait pas de label », aime à rappeler Guillaume Delevaque. Malgré leurs spécificités et leurs particularités, le Passage à niveau et Down Up partagent toutefois la même préoccupation, celle des destins fragiles. Bruno Lajara n’a eu de cesse de le répéter, « nous sommes la première marche de réinsertion des personnes abîmées par la vie ». Du côté de Down Up, le combat mené depuis toujours pour la « justice sociale et spatiale » et l’accession à la propriété des personnes handicapées raconte également la même ambition d’émancipation. D’où qu’ils viennent et où qu’ils aillent, les tiers-lieux pratiquent l’art de la transition, de la transformation, de la valorisation. Les hommes et les femmes qui y œuvrent dans l’ombre seraient-ils les nouveaux alchimistes du 21e siècle


Rendez-vous en avril pour le prochain épisode de Bienvenue au Tiers-Land. D’ici là, n’oubliez pas, les tiers-lieux ne suivent et ne se ressemblent pas.

Geoffrey Sebille