Bienvenue au Tiers-Land #1 – La chronique de la construction du réseau Hauts-de-France

illustration Claire Trollé, textes et photos : Geoffrey Sebille

Edito

Bien sûr il y a des temps forts, des actions formelles, des décisions … mais un réseau se construit aussi dans les rencontres, dans les interstices, « entre les plis » comme dirait l’Institut des Territoires Coopératifs.

Il nous a donc semblé intéressant, pour les tiers-lieux, pour la Compagnie des Tiers-lieux et les autres réseaux régionaux, de mettre en récit ces rencontres. Nous avons donc fait appel à Geoffrey Sebille, à sa plume et sa subjectivité afin qu’il nous mette tout cela en musique (en écrit plutôt). Ça s’appelle « Bienvenue au Tiers-land », on est parti sur une saison en 8 épisodes et voici le pilote !

Bienvenue au Tiers-Land #1

Où sont les tiers-lieux ? À quoi pensent-ils ? Qui les anime ? Ma mission, puisque je l’ai acceptée, est d’infiltrer l’équipe de la Compagnie des Tiers-Lieux afin de tenir un journal de bord de leurs pérégrinations. Aujourd’hui, pour le premier épisode de l’année 2023, on pique une tête au Bord de l’Eau à Margny-Lès-Compiègne et on sauve les renards à crête avec La Commune à Freniches. C’est partiche !

Que celui ou celle qui n’a jamais rêvé de travailler au Bord de l’Eau me jette la première pierre. Le nom résonne comme un pique-nique, une mélodie invitant à flâner, rêver, jouer et refaire le monde. C’est peu ou prou l’intention du Bord de l’Eau (LBDO pour les intimes) qui articule une myriade de rencontres, de résidences, de formations et de stages imbriqués dans un ambitieux programme de « Fabrique artistique et culturelle ».

Comme toutes les bonnes journées, celle-ci commence autour d’une abondante cafetière et d’une nappe cirée qui fleurent bon l’arrière-cuisine de Mémé. Nous (Guillaume Delevaque, chargé de l’animation du réseau et moi-même) sommes accueillis par Corinne Drouet et Émile Martin, respectivement responsable développement et président. L’ambiance est familiale, indéniablement chaleureuse. Les présentations faites, je décide de me mettre en retrait. À vrai dire, je ne sais pas (encore) exactement ce que je fais là. Ceci n’est ni un portrait ni un reportage. Comme d’habitude, c’est une fois arrivé au point final que je comprendrai pourquoi j’écris. Je m’en remets donc à Guillaume et à son enthousiasme forcené pour piloter l’entretien. « L’idée, c’est de faire connaissance. Je vous présente la Compagnie et je vous explique comment fonctionne le réseau. Puis vous me racontez où vous en êtes : vos projets, vos besoins, vos perspectives et on voit ce que l’on peut faire ensemble ! »

Guillaume et Corinne font le tour du propriétaire au Bord de l’Eau

Tiers-lieu et tiers-lien

L’objet du rendez-vous ? Se rencontrer. Échanger. S’écouter. Créer et maintenir un lien de confiance sans ingérence ni subordination entre la Compagnie et les tiers-lieux qui l’animent. Un tiers-lien en quelque sorte. Entre le 6e et le 9e café, une question commence à jouer au Jokari dans ma tête : « c’est quoi, au juste, un tiers-lieu ? ». Patience. Je la range sur le bas-côté et continue d’amasser dans mon carnet les notes de mon enquête qui ne fait que commencer.

En écoutant attentivement Émile Martin revenir sur le passé, le présent et le futur du Bord de l’Eau, je suis frappé par les réincarnations successives du lieu. Jadis ateliers pour une usine à chapeaux melons, avant-hier logements pour familles de cheminots et hier locaux d’une compagnie de théâtre de rue, les bâtiments qui hébergent désormais l’équipe du Bord de l’Eau se trouvent au coeur d’un projet de rénovation urbaine qui court jusqu’à la prochaine décennie. D’ici 2040, un « éco-quartier » devrait sortir de terre autour de la gare de Compiègne. Une aubaine pour le Bord de l’Eau dont les velléités de transformation et d’extension ont tout intérêt à se greffer à cette métamorphose. Reste à s’accorder avec les diverses parties prenantes (politiques, foncières, administratives) autour d’un cahier des charges et d’un tempo communs. Mettre du Bord de l’Eau dans son vin en somme. Bonne nouvelle, Émile ne manque ni de patience ni de diplomatie. « Dialoguer, c’est être capable d’aller puiser la force et la puissance chez chacun ». Voilà mon premier indice. À défaut de savoir ce que fait exactement un tiers-lieu, je commence à comprendre comment il doit le faire : en voyant loin et avec tout le monde.

Ciel, mon jeudi !

Du monde, et du beau, vous en trouverez le jeudi au Bord de l’Eau. Entre avril et octobre, de nombreux fidèles se croisent aux bien-nommés « Jeudis du Bord de l’Eau » puis au pèlerinage annuel du « Grand Rendez-Vous » où, à chaque rentrée, se métissent musique, art de rue, théâtre, brocante et … croisière sur l’Oise. Les 2, 3 et 4 septembre 2022, quelque centaines de bénévoles et de curieux s’y sont acoquinés. Pas mal pour un « no man’s land » comme aime à ironiser l’équipe. Second indice : se retrouver pour le plaisir élémentaire de se retrouver semble être l’une des motivations sine qua non qui amène à ouvrir ou pousser les portes d’un tiers-lieu. Comme celles de La Commune, à Fréniches, qui, le hasard faisant parfois bien les choses, constitue la deuxième escale du jour.

Ça défriche à Fréniches

« Fréniches est une commune rurale. Elle fait partie des communes peu ou très peu denses au sens de la grille communale de densité de l’INSEE ». Ne pas toujours croire ce qui est écrit sur Internet. Et encore moins ce qui s’étale dans les pages Wikipédia. Car les soirs et les week-end où La Commune de Fréniches (le tiers-lieu, pas le village) se met en branle, la densité de la commune de Fréniches (là, je parle du village) défie les statistiques. À l’origine de cette effervescence, il y a « Yapluk’A », une association de théâtre de rue portée à la scène comme à la campagne par Cécile Bélina et Corentin depuis 2019. Non contents d’organiser deux festivals par an (l’un consacré aux arts de la rue, l’autre au jeune public), ils acquièrent en 2021 une maison qui avoisine la leur et la convertissent en tiers-lieu culturel. La Commune est née. C’est dans cette demeure, rénovée en micro-salle de spectacles, où murmurait encore récemment Mathieu Boggaerts, que Cécile nous reçoit. Yapluk’A s’assoir et écouter.

Conformément au protocole officiel, je laisse à Guillaume le soin de faire les présentations. La Commune, la Compagnie des Tiers-Lieux. La Compagnie des Tiers-Lieux, la Commune. Les deux structures découvrent leurs activités respectives. À l’ère du tout numérique, des documents partagés en ligne et des réunions via écrans interposés, rappelons qu’aucun artifice technique ne saurait se substituer à la noblesse de la conversation. Comment se connaître, se comprendre et travailler en bonne intelligence dans un territoire aussi vaste et contrasté que celui des Hauts-de-France ? C’est tout l’enjeu, précaire et sensible, de la structuration du réseau régional des tiers-lieux. Rome, paraît-il, ne s’est pas construite en un jour.

Cécile Belina nous accueille devant le portail de La Commune

Punks à renards

La référence à la Commune, la vraie, l’unique, l’historique est évidemment délibérée. Entre l’insurrection ouvrière à Paris en 1871 et les idées du tiers-lieu rural, c’est le même vent buissonnier, solidaire et indépendant qui fait bouger les choses et les gens. « On a un big réseau de ouf », sourit Cécile. C’est notamment grâce à la vaste communauté de « Yaplukistes » que La Commune peut appliquer son programme de « culture dans les pâtures » et promener partout son animal totem : un renard coiffé d’une crête de poils.
Je récapitule. Des valeurs ? La Commune en a assurément. Des amis ? En masse. Des projets ? Jamais à court. De quoi pourrait donc t’elle manquer ? De temps, probablement, pour quelquefois relever la tête du guidon. D’argent, sûrement, pour finir certains travaux. C’est là que les ressources de la Compagnie interviennent pour pallier les limites du système D. En bon VRP, Guillaume dégaine de son catalogue la formation « Piloter un tiers-lieu », susceptible d’éclairer tout porteur de projet, quelques pistes alternatives de financement (Banque des Territoires, CAF) avant de finir en beauté avec son célèbre tube du « budget contributif ».

Sur le trajet du retour, la question matinale revient pour la deuxième manche de Jokari. « Tiers-lieu or not tiers-lieu ? ». En théorie, le tiers-lieu serait cet espace subsidiaire qui trouve sa place quelque part entre le travail et la maison. Un endroit qui multiplie les façons de faire, de voir et d’habiter le monde. En pratique, décréter une définition absolue de ce qu’est ou n’est pas un tiers-lieu paraît aussi périlleux que d’accorder les syndicats et la police sur le nombre de manifestants. Des témoignages et des échanges glanés tout au long de cette journée, je retiens pour l’instant qu’un tiers-lieu est un état d’esprit, un pari, un point de vue.

La suite au prochain épisode de Bienvenue Au Tiers-Land. D’ici là, n’oubliez pas : les tiers-lieux se suivent mais ne se ressemblent pas.

Goeffrey Sebille